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La sève bleue ou la tentation de l’extase de N. Chardon-Isch

 La Sève bleue ou la tentation de l’extase

Nicole CHARDON-ISCH

Avril  2018

Introduction

La nouvelle La Sève bleue ne se comprend pas sans la puissante inspiration religieuse qui l’anime. Depuis qu’il a eu la révélation de l’existence d’une sève régénératrice, un jour d’excursion, la vie et l’action du protagoniste, Clément, n’ont cessé de se nourrir à la source de la foi. Ainsi les personnages et institutions évoqués dans cette fantaisie mystique, conduits par un aveuglement orgueilleux et une avidité sans bornes se laisseront dominer par une idéologie de la puissance ; le héros lui-même, fascinant, complexe,  deviendra ambassadeur du latex, suivra une destinée où la foi en des paradis artificiels, proche de l’extase, le conduira quasi  à sa perte puis à sa résilience.

 Il s’agit dans cette étude de proposer une lecture métaphorique de la Sève bleue, titre éponyme du recueil de NCI qui comporte d’autres récits imaginaires ou ancrés dans le réel. C’est un moment crucial où de grandes décisions concernant la destinée du héros vont être prises. Il s’agit pour lui de se ressourcer spirituellement et physiquement. Affaibli, boitillant, il accepte tout de même d’accompagner son ami, explorateur aux pieds nus, dans la Chaîne.

Le regard de Clément  tombe par hasard sur un arbre vénérable, le Pycnandra acuminata qui l’entraîne sous terre, dans une grotte secrète où officie une secte d’un nouveau genre : les adorateurs du latex. Catacombes et secret, rituel et initiés, tout concourt à une organisation rigoureuse. « La présence immémorielle de cette grotte était occultée par les tabous et seuls les initiés en connaissaient l’endroit exact et l’accès. »

 «  Des bougies allumées dans de longs bocaux de verre jetaient sur l’assemblée d’une dizaine de personnes des reflets fantasmagoriques, qui dansaient sur les parois séculaires et suintantes. »

 Nous nous proposons d’analyser la singularité de cet arbre, sa place, ses fonctions, le culte qu’on lui voue, afin d’essayer de comprendre pourquoi une telle importance métaphorique lui est dévolue, en quoi il devient tour à tour objet de culte, personnage catalyseur et énergétique, perturbateur sociétal, ennemi à abattre pour une cohésion sociale retrouvée. 

La structure de la nouvelle est à la fois graduelle et entrelacée, selon un procédé d’imbrication et de concaténation qui met en valeur les caractéristiques narratives suivantes : l’apostrophe à la sève de l’arbre, sorte de captatio benevolentiae ; la caractérisation de l’arbre, ses sources énergétiques, sa morphologie, la résolution personnelle de Clément  de se tenir dressé, comme l’arbre, d’exacerber ses vertus physiques et intellectuelles par l’ingestion de la sève bleue, la descente de Clément : il vient demander oracle et explore non les branches, mais les racines, partie souterraine, « fonds original » de l’arbre qui détient le secret au fond de la terre.

Ainsi une dynamique cohérente préside à la constitution de la nouvelle, permettant au héros de nous offrir les clés de son entreprise régénératrice. L’arbre se révèle donc le recours spirituel de Clément. Notre article fera ressortir quatre aspects fondamentaux : une expérience mystique, une spatialité  sensible et poétique, un lyrisme religieux, l’initiation et la métamorphose. On se demandera alors si ce n’est pas la Poésie qui est ainsi caractérisée dans le cheminement intérieur.

L’expérience mystique

D’emblée la nouvelle s’appuie sur les vérités révélées d’une religion toute singulière, empruntant à la liturgie ecclésiastique certaines expressions, redondantes et anaphoriques : « Sève bleue, sauve-nous ! Par le pouvoir du saint nickel, rends-nous forts et résistants !». Il exprime ainsi une sorte de hiérarchie  stigmatisée par une abondante thématique de la louange, de l’admiration, de la soumission. Le credo s’exprime dans des formules descriptives  et apologétiques chargées de préciser les attributions et  vertus supérieures de l’arbre tutélaire : une expression emphatique telle que « « Et si certains organismes humains étaient aussi ultramafiques… Quelles incidences pour les performances intellectuelles, physiques et physiologiques ! Des surhommes… Woah ! »

 En convoquant les éléments naturels (terre, ciel infini, soleil, astres) comme cadre et source de la puissance de l’arbre, Clément en affirme l’exemplarité et en appelle à une symbiose. Clément agit à la manière d’un poète, embrassant le dire, englobant de manière encyclopédique l’univers,  captant par le verbe tous les mystères de la création : force nous est de constater que le langage  de la nouvelle est prière et poésie.

Une spatialité propice à l’exaltation poétique

En effet si manifestement une telle louange ne se justifie que dans un état d’exaltation de la foi, l’expérience mystique se confond avec l’expérience poétique, portée par la magie de l’espace et de la cérémonie.

« La secte des hyperaccumulateurs officiait dans une grotte secrète de la Rivière bleue, non loin du grand kaori. Le gourou, la tête couverte d’un bonnet pointu brun foncé, psalmodiait ; de temps à autre il ménageait des pauses et les fidèles, également cagoulés mais en vert, faisaient des acclamations de demande et de louange » 

 L’imitation formelle du cadre religieux est manifeste   : ainsi création divine, cosmique et poétique se mêlent de manière énergétique dans le creuset qu’est Clément vivifié. L’énergie, elle, se répand à l’image de la parole religieuse ou idéologique. Son rythme ne dépend plus d’un nombre déterminé de mots ; il est construit sur la prononciation d’un acte de foi, sur le don de soi,  l’abandon de sa personnalité et de ses valeurs antérieures. La longueur de la nouvelle correspond à l’ampleur de l’idée exprimée, s’étirant, s’allongeant pour exprimer le mimétisme Arbre/Clément, faiblesse/puissance, secret des initiés/expansion commerciale, comme une forme de feu qui embraserait le monde, attirant l’attention des militaires. De manière systématique, la métamorphose des 

Un lyrisme religieux

Cette virtuosité verbale laudative, qui rappelle maint passage du Qohélet, ou l’extase de Marie après la visite de l’Ange, n’exclut pas cependant la sincérité, et le lyrisme de Clément, porte-parole des ultramafiques, soutient et accompagne le haut degré de spiritualité qui apparaît sous l’expérience mystique. Le lyrisme, qui peut se définir comme l’évocation fine de sentiments personnels, sur un rythme musical, rappelle une origine instrumentale, quand trouvères et ménestrels parcouraient le royaume médiéval en s’accompagnant de la lyre. Ici chaque expression, chaque visualisation témoigne de la sincérité de Clément, exalté au plus haut point. « Stalactites et stalagmites se rejoignent, formant des colonnes, une véritable cathédrale de pierre. Le plus étrange est cette relation entre le dehors et le dedans, car l’arbre à sève bleue prolonge ses puissantes racines dans la grotte ; autant son tronc et sa ramure se dressent vers le ciel, autant il plonge autoritairement ses fondations dans les profondeurs de l’antre, explorant les secrets de la terre. Clément se sent ému et admiratif ; il n’a pas peur. »L’art de la caméra sensible  passe par le regard d’un Clément lyrique.

En s’abimant dans la contemplation spirituelle du cadre, sa confiance n’est pas une simple image, une référence anodine ; c’est un Credo, l’affirmation personnelle d’une remise totale de soi, l’expression indubitable de la croyance en un modèle tellurique, en un oracle exemplaire.

L’enthousiasme manifesté par Clément révèle son émotion : ce n’est pas une découverte banale, c’est un aveu capital, du domaine de la foi ; le héros et les officiants sont littéralement captivés, charmés, enthousiasmés au sens étymologique de ces  termes. L’apostrophe, les invocations, les « o » anaphoriques l’indiquent  assez. Le champ lexical du don de soi, de l’abandon, de la fusion  indique symboliquement l’unité profonde de l’univers et la conception cosmique de Clément. Il n’hésite pas à voler, à goûter, à s’initier par une plongée dans l’inconnu. « Sur une corniche, des vases d’obsidienne, remplis d’un liquide vert ; qu’est-ce ? Il goûte ; un goût de végétal, une curieuse consistance, entre le guacamole et la glace à la pistache ; c’est probablement la sève de l’arbre aux racines gigantesques, prélevée comme un latex ;  il goûte encore, quand il entend un bruit. On vient. Des pas se font entendre, répercutés par l’écho souterrain. Son cœur bat à tout rompre. Il s’enfuit, se cache en emportant une des coupes d’obsidienne. »

Ainsi le comportement de Clément relève-t-il du grandiose et du cosmique, comme le montrent encore ces évocations naturelles reliées à l’arbre, rappelant les versets claudéliens dans Tête d’or :

« Et le ciel, comme tu y tiens !…Forme de Feu !…

La terre inépuisable dans l’étreinte de toutes les racines de ton être

Et le ciel infini avec le soleil, avec les astres dans le mouvement de l’Année,

Où tu t’attaches avec cette bouche… le saisissant en toi…

La terre et le ciel tout entiers, il les faut pour que tu te tiennes droit !»

Ce n’est pas un hasard si la scène se passe à la campagne : la fidélité à des origines rustiques et à des études classiques de l’auteure se reflètent dans la nature pour décrire dans ce recueil l’immensité de la force narrative et poétique. Ces images de la bouche qui tète, avide, des racines qui sucent la sève, de l’érection d’un végétal planté au sein de la terre nourricière sont des topoi rustiques, rappelant les poètes élégiaques.

L’initiation et la métamorphose

« Inconsciemment Clément garde son secret ; il pressent confusément un enjeu lié aux tabous et se tait.

Il n’en parle pas à ses compagnons, cache la coupe et la coince entre le Gaffiot et le ballon de rugby, sur l’étagère de sa chambre.

Il quitte la pièce complice après avoir goûté encore le liquide vert et dévale l’escalier. Sa mère l’apostrophe :

– Tiens, tu vas mieux maintenant ?

Eberlué, Clément va se plaindre quand il prend conscience du changement : il n’a plus mal, il a marché, couru et tout va pour le mieux ! Quelle pêche ! Jamais il ne s’était si bien senti. »

« Et ragaillardi Clément se mit à gambader sur la pelouse, ponctuant ses cabrioles d’une magnifique roue acrobatique ; il était content de lui, il s’agissait maintenant de retourner sur les lieux ; il lui fallait une réserve de ce précieux liquide, déjà extrait de l’arbre à nickel ! »…

Quand il pénétra à nouveau dans la grotte, Clément fut ébahi. Les sculptures de pierre, lentement élaborées depuis des millénaires par d’infimes gouttes de pluie, stylisaient l’espace, lui conférant un air de fantaisie artistique. La lumière des bougies accrochait des éclats scintillants et féériques aux concrétions calcaires. Mais il ne fallait pas s’éterniser ; s’arrachant à la contemplation Clément subtilisa une coupe d’obsidienne pleine du précieux liquide propre à soulager son addiction. Il allait la porter à ses lèvres quand il entendit :

« Remettez cet objet à sa place ! » Le ton n’admettait aucune réplique. Deux hommes encapuchonnés sous des bonnets pointus surgirent de derrière une colonne. Il était fait comme un rat ! »

Capturé, Clément subit l’épisode de l’initiation.  Drogué de force, manipulé, il doit relayer la secte et négocier la sève dans le Grand Nouméa, en échange de sa vie sauve et sa dose quotidienne de latex ; il est nommé grand Concessionnaire du latex pour son secteur et doit garder le silence. Le latex devient catalyseur commercial, énergétique, sociétal et fallacieux.

Conclusion

Clément est resté tête-à-tête avec l’arbre puis s’en est dégagé, puisant au tréfonds de lui-même, subissant les affres de la désintoxication volontaire pour sauver la société. Il s’est oublié,  témoin repenti du déroulement d’une destinée solitaire et orgueilleuse. La Sève bleue qui donne son nom au recueil, reste l’expression  symboliste du disciple-créateur en quête de pouvoir, d’absolu, et du poète qui maîtrise le verbe. Dans sa fameuse « Lettre du voyant », A. Rimbaud désirait, à la fin du siècle, plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». Clément, qui a toujours reconnu sa dette envers l’arbre à nickel est parvenu, grâce à sa foi, à trouver ce « nouveau ». Une foi qui change d’objet, passant progressivement  d’une confiance en l’objet, la sève bleue et ses pouvoirs, puis en le sujet, l’être humain ; un changement de direction s’opère du dehors vers le dedans. En présentant Clément, la nouvelle entraîne  dans un univers virtuel majestueux et immense, mi-païen, mi-panthéiste, mi-idéologique aux perspectives insondables. « Dans le secret des forêts reculées et des grottes sacrées s’opérait un vaste projet de mutation idéologique, dont le terme était de fortifier les humains. Des hybrides, aux performances améliorées,  se développaient, menaçant de remplacer le commun des mortels. » Par le rythme de la nouvelle, nous touchons à la parole et à son sens premier et sacré. C’est en définitive au mystère même de la grâce divine, principe créateur du monde, qu’elle nous initie : l’expérience mystique qui est à la source de la pensée  s’épanouit ainsi dans l’expérience poétique de la nouvelle. La théorie de l’inspiration qui fait de l’écrivain l’imitateur divin ou le démiurge conduit à l’emploi d’un instrument technique particulier, la nouvelle, qui elle-même se plie au souffle de la parole.

Restons cependant sensibles au parcours de Clément, quelque peu dévoyé. On comprend alors pourquoi ces scènes d’oraison et de régénération préfigurent la scène d’agonie des consommateurs malheureux où les buveurs de sève bleue meurent, le visage tourné vers le soleil. Les sacrifiés de l’expérience mystique, de la tentation du jeunisme et du sur-homme jalonnent le parcours plein de  soubresauts de l’Histoire, avant l’apaisement, comme un lendemain de référendum.

NCI