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ETUDE DU RECUEIL LES PASSAGERS D’Evelyne ANDRE-GUDICCI PAR NICOLE ISCH 2015

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Nombre d’enseignants, fort occupés au cours de leur carrière, se mettent à l’écriture par goût personnel, qui pour exprimer la passion des mots, qui pour témoigner d’un environnement qui les interpelle ; parallèlement à une mission éducative riche et difficile, ils s’accordent une trêve gratifiante et productive, recentrés sur leurs émotions et leurs expériences ; c’est le cas d’Evelyne A.-G., jeune femme pétrie de sensibilité, qui publie aux Editions Ecrire en Océanie un recueil protéiforme, fait de belles pages réalistes et profondes sur les tracas de l’âme humaine. Ainsi les aléas de la vie sont-ils sondés et regardés avec une approche neuve et pleine de sollicitude et d’interrogation. Installée avec sa famille en Nouvelle Calédonie, Evelyne a puisé de ses années dans la brousse et la région de Poindimié l’essence du terroir nuancée par sa sensibilité d’européenne ; la grande région océanienne est aussi pourvoyeuse d’inspiration ; il s’ensuit une alchimie puissante et prometteuse qui pourfend l’hypocrisie humaine, réclame la justice, dénonce les faux-semblants.
1) Etude de la couverture et signification du titre
Fond blanc comme un espace à découvrir, page blanche du lecteur amené à se positionner émotionnellement, page blanche de l’auteure qui entre en écriture océanienne ; seuls éléments figuratifs, des vagues bleues entrelacées, fleurs verbales et littéraires stylisées pour dire le monde et sa complexité. La couleur bleue, icône du blues et du vague-à-l’âme, dit par sa froideur la détresse humaine et fait écho au sous-titre, Leçons de désastre. C’est le fil conducteur de l’œuvre. Enfin le logo de l’éditeur, symbolisé ici par un bouquet rond flamboyant où les couleurs flammées tranchent sur le fond blanc, dit le souci de guidage des auteurs émergents.
Le titre pourrait évoquer les errances de la vie, les désillusions de personnages embarqués dans une histoire qui les dépasse et rend caduques leurs rêves et leurs désirs ; ils deviennent alors passagers, acteurs frustrés d’un embarquement décevant et raté. L’espoir et les ambitions déçus, la maladie, la manipulation sont des risques et des désastres auxquels s’exposent ces passagers du destin. Tragiques en ce qu’ils ne maîtrisent pas ce destin, ils n’en sont pas moins émouvants et terriblement humains, donc proches de nous lecteurs.
2) Contenu et genre
Le terme Nouvelles apparaît sur la couverture, au pluriel. La nouvelle est littéralement un court roman dont elle emprunte la structure, l’énonciation, les caractéristiques.
Comme beaucoup de récits réalistes, elle est empreinte d’un certain pessimisme et de critères de ce genre littéraire (espace-temps plausibles, personnages a priori banals, élément déclencheur et péripéties, souci de dépeindre la réalité avec ses miasmes et ses laideurs, caractère succinct qui bannit le détail) ; elle peut se terminer par une chute, élément de surprise, ou par une impression d’inachevé : toute latitude est alors donnée au lecteur pour compléter le scénario et devenir auteur à son tour.
Cette suite de récits, dix-huit au total, a une longueur de une à six pages et si tous n’obéissent pas au canon de la nouvelle (notamment le premier et le dernier), du moins traitent-ils tous et de manière différente de la même thématique : l’errance des esprits, l’accroc, le ce-qui-ne-va-pas, l’échec, la maladie, la solitude et le suicide, l’adultère et l’ennui, le fanatisme, la mort, bref le désastre de vies prometteuses.
S’agit-il d’une œuvre engagée ? On peut sans conteste répondre par l’affirmative ; des problématiques existentielles y sont abordées et la mise à distance de l’auteure ne cache pas ses préoccupations devant la folie d’un monde complexe et imparfait. Eros et Thanatos sont convoqués chez un même personnage, tel dans D’île à Il ; l’ambition personnelle se mêle à l’altruisme chez les révoltés du Bounty, et le fanatisme va de pair avec l’élévation spirituelle dans ce même récit. Des récits de fiction jettent un regard décalé sur le fonctionnement humain tordu et à contre-courant du bon sens.
Ainsi dans cette œuvre un foisonnement de formes diverses d’écriture mêle genre épistolaire, fictions fondées sur du vécu et du ressenti, récits de vies brisées, nouvelles narratives, évaluation littéraire avec supports documentaires. C’est une œuvre engagée par la permanence des paragraphes argumentés, la convocation de l’histoire, les justifications intimistes, les délibérations internes et intimes, les cris du coeur, l’observation de l’âme humaine au spéculum : ces textes appartiennent globalement au genre narratif-argumentatif et il n’est pas rare, comme dans les lettres qui ouvrent le recueil, que le ton polémique s’apaise avec les tensions pour devenir lyrique. De la douceur se mêle au tragique. Ainsi l’on découvre la diversité du contenu par ces quelques exemples non exhaustifs :
– Echange épistolaire et révélation (D’île à Il)
D’abord acerbe et polémique, la correspondance entre une étudiante et son maître se révèle amicale et riche d’enseignement sur les tréfonds de l’âme humaine ; leçon de vie, intériorité et confiance retrouvées par-delà les drames humains.
– Rencontre improbable entre un vieil homme et une petite fille, qui partagent des rêves d’ailleurs (Un petit tour et puis s’en va); lui, paysan, frustré, écrivain contrarié, humilié par sa femme, qu’il tue accidentellement ; elle, rêveuse, précoce, « trop » ; l’océan les réunit à Poe ; occasion d’une rencontre fondatrice entre deux personnes souffrant d’un environnement rétréci. Métamorphose de l’homme-monstre en enfant innocent par la magie d el’écriture.
– Expression du fanatisme et de la manipulation spirituelle (Pour un renouveau charismatique) ; c’est le récit d’un reportage en Polynésie et l’occasion d’évoquer la révolte des mutins du Bounty. Le même fonctionnement de domination d’un être hors du commun sur des âmes faibles y est dénoncé.
– Solitude et mal-être des laissés pour compte gangrenés par la vieillesse et l’abandon (L’Archéologie des brins d’herbe ; Combinaisons avec soi-même).
– Traitement doux-amer de l’adultère et ses douleurs (Noël en juillet ; Laisser vivre)

3) Intérêt de l’œuvre
– Outre leur utilité pour la réflexion en général, qui demeure la clé du progrès humain, ces textes constituent un outil pédagogique au collège, servant de support utile en classe de 4ème, pour l’étude de la lettre ; en 3ème, pour l’étude de la nouvelle, et le récit de vie.
L’étude de la description et des sentiments peut aussi s’appuyer sur maint texte du recueil, dont la simplicité n’efface pas la force et le lyrisme.

– Au lycée les objets d’étude suivants : l’épistolaire, le biographique, le réalisme trouvent là un terreau de bonne facture.
– Les scènes de vie, les détresses de la vieillesse, les affres de l’abandon, les ressentis savoureux ou indignés du quotidien ou du passé donnent l’opportunité à Evelyne d’enseigner, d’éduquer, de pousser à la réflexion. Ce sont donc des récits actuels ou rétrospectifs en prose essentiellement faits par l’auteure sur sa propre existence, ses implications et dans lesquels, à travers son regard curieux et nuancé, elle nous dépeint, avec les éléments fondateurs de sa personnalité, une Océanie âpre qui n’a pas changé avec le temps et qui prend une dimension universelle.

Conclusion
Tous ces récits sont autant de tableaux sociaux, spirituels et historiques, témoins du passé, autant de plongées pleines d’émotion où d’aucuns se retrouve. A ce titre ils sont remarquables puisqu’ils nourrissent la réflexion sur l’homme, permettant d’identifier les mécanismes de méfiance, d’hostilité, de manipulation, d’égoïsme, de passage à l’acte et par là, de les contrer.
On notera la préoccupation d’Evelyne pour la condition humaine et la permanence de la mort ; non pas que l’ouvrage soit pessimiste, on y trouve du bonheur, de l’humour, voire de l’autodérision ou même de la sensualité ; la nouvelle réaliste n’est-elle pas à l’image de la vie, à la fois génératrice d‘allégresse et mortifère ? Et la vie n’est-elle pas passage, somme toute ?
Le talent littéraire indéniable et la maîtrise de plusieurs types d’écriture laissent présager une œuvre longue, d’autres récits de longue volée. Souhaitons à l’auteure une abondante production et d’autres enchantements !

Nicole ISCH
Chercheur
Avril 2015

Quelques pistes
– Relevez le champ lexical de la surprise, les coups de théâtre, les chutes des textes du recueil, notamment Une Justice bien balancée, p.35-38, ou Compte-rendu de ma visite au tribunal p. 41-43, ou Laisser vivre p. 61 à 66 ou encore Une Bonne leçon p.85-87.
– Fantasme, allégresse et amertume : les points de vue dans Noël en juillet p.51-52 et dans Laisser vivre p.61 à 66.
– Humour et autodérision dans Ma Crise de sénescence p.79 à 83.
– Etudier l’illusion du réel dans Historique du crash p.31-32
– L’expression du lyrisme et de la confidence dans D’Île à Il p.7 à 17.
– Les fonctions du genre épistolaire dans D’Île à Il p.7 à 17.
– Etudiez le chevauchement de l’espace-temps dans Historique du crash p.31-32.
– Comparez l’évocation des mutinés du Bounty dans Pour un Renouveau Charismatique p.25 à 29 avec le traitement de l’épisode dans le film « Les Révoltés du Bounty » de Lewis Milestone, 1962 ; faire une recherche historique sur l’année 1789.
– Etudiez la représentation de la langue et de l’orthographe dans Sans faute p.45 à 48.
– Imaginez une fin différente pour la nouvelle Combinaisons avec soi-même p.55 à 59.
– A débattre : une vision pessimiste ou réaliste de la nature humaine ?
– Expression écrite :
« L’homme est un animal tragique ; il est le jouet du destin.» La vie vaut-elle alors la peine d’être vécue ?