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« Good night friend » Nicolas Kurtovitch

Six personnages en tête d’auteur

Après « Good night friend », Nicolas Kurtovitch signe un deuxième roman « Les heures italiques », aux éditions « Au vent des îles ». Ces « heures comptées après le coucher du soleil » construisent une œuvre dense et forte où se mêlent les joies et peines d’hommes, de femmes qui ne renoncent pas, ici et ailleurs. Remettre les pendules à l’heure de la paix…

Nicolas Kurtovitch n’en finit pas de creuser le même sillon que ce soit dans sa poésie libre ou dans le moindre de ses écrits. Un sillon où l’humain occupe la première place avec ses dérives et surtout avec ses espoirs. Ce mot sillon n’est pas évoqué à la légère car l’écrivain a un puissant rapport tellurique. Ce contact très fort avec la terre s’exprime aussi bien à travers la sensation désagréable d’une herbe meurtrissant sa peau sur un stade de foot que sous les semelles d’un broussard regardant l’aube se lever sur son domaine, imprégné de senteurs familières. Son goût pour les déplacements – à pied, en barque, en voiture, en camion, à cheval – est toujours aussi primordial pour la contemplation et la réflexion. Les pas de cet arpenteur insatiable de planète nous amènent à voir la réalité crue, les autres dans leur entier, les éternels démunis, les oubliés de l’histoire, les incompris par manque de mots, les accusés et acculés par une existence rude. Jamais manichéenne, son écriture est faite pour dessiller le lecteur, pour lui donner à voir… Dans ces « Heures italiques », l’auteur se morcelle ou se multiplie pour être dans la tête (par le Je de l’écriture) de beaucoup de ses personnages, les six principaux ainsi que d’autres secondaires et importants. Dans ce nouveau roman, en construction gigogne, la pluralité des voix à entendre est encore plus aboutie que dans « Good night friend ».

Temps universel
Pour Manuel tiraillé entre deux mondes et qui sait les frontières de la barbarie, pour Moueaou l’observateur affamé de justice sociale, pour Daniel l’accusé perdu dans le box de l’ignorance, pour Camille archétype féminin porteuse d’espoir, pour Yashar le déraciné attendant le bateau qui le fera voguer vers ses meilleurs souvenirs, ainsi que pour Roger l’ami fidèle à l’écoute des autres, le temps et l’espace sont universels afin d’unir un ouvrier de chantier à un tailleur ou un pousseur de barque indiens, une femme brisée par les horreurs de la guerre à un broussard pris dans l’engrenage de la violence, un vieil homme aigri à un amour de jeunesse. À travers l’histoire de tous ces personnages, on voit se dessiner le passé d’un pays, sa complexité, ses dérapages et les moyens simples pour tous d’éviter le pire dans l’avenir. Le pire est symbolisé par le sinistre siège de Sarajevo (ville chère à l’auteur) et la visite de la ville martyrisée durant quatre longues années est une éruption de phrases bouleversantes. Des pages qui rencontrent l’actualité avec le procès de Radovan Karadzic au tribunal pénal international de La Haye.
Certains diront que le style foisonnant de Nicolas Kurtovitch n’est pas facile, mais lire demande de la patience et de l’attention, c’est la moindre des choses. Le lecteur doit être patient pour canaliser le torrent de lave passionnée de l’auteur éclaboussant des pages qui pèsent leur poids de sens et d’émotions. Pour preuve, dans le carnet noir de Moueaou, la longue description de la fatigue du travailleur de force, de la vérité sur une misère sociale qu’on évite de voir. Ce style accumulatif « épuise » littéralement le lecteur s’identifiant à ce manque de considération et à ce mal-être. Une fatigue excluant toute joie et pouvant se transformer en incompréhension, en agressivité et en rage. Même chose pour la peur qui mécaniquement en quelques secondes conduit à tous les excès. Attention, donc, au fragile équilibre car l’histoire nous l’a, hélas, maintes fois prouvé, les ténèbres ne sont séparées de la lumière que par l’espace d’une parole mal comprise ou mal interprétée. C’est pourquoi, il « faut faire taire le politique et dire le vécu », passer à l’acte individuellement pour le bien de la communauté, s’impliquer pour un monde meilleur. Et ne jamais renoncer à cela. Lorsque le roman débute, Manuel, le fil aiguisé d’un sabre d’abattis sur la gorge, se pose la question de savoir si, à l’instant d’une mort éventuelle, il a tout fait pour devenir un être meilleur. Devenir meilleur par la réflexion, par l’action, commence assurément par consacrer des « heures bénéfiques » à la lecture de livres comme celui-là. Un livre mature et important pour la construction du pays.

Rolross