Boulari de Pierre Humbert Mai06

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Boulari de Pierre Humbert

Boulari

 

Ce  matin,   vers 11 heures, la baie de Boulari  était  verte.  Pas un vert habituel,  non, plutôt un émeraude , comme  celui d’une prairie  de jeune herbe tendre,  sur laquelle  les  crêtes  des  vaguelettes  poussées  par un  léger vent de Sud Est  joueraient à être  des moutons.

Une  drôle de lumière, un peu comme celle qui  a dû annoncer  au monde  la  fin  du  déluge, donnait un aspect irréel  au paysage, comme dans ces tableaux  sublimes de la Renaissance. Je suis sûr de n’avoir jamais vu  de teinte  aussi simplement étrange. C’est  ça,  étrangement, merveilleusement,   simple.

Le ciel  était   d’un gris léger,  avec à peine, ici, où là,   quelques touches de   bleu  tout  juste assez grandes pour  tailler  une  culotte de gendarme  et,    sur le mont Té,  quelques  nuages plus sombres, gonflés de promesses de pluie .

Deux ou trois mouettes, perchées sur la  barrière de  la route, étaient en admiration  devant cette  féerie. J’allais  être un peu en retard, mais  je  n’ai  pas  résisté au plaisir  de m’arrêter pour  m’extasier avec elles, et nous  avons, ensemble,  silencieusement, joui du spectacle.

Dans cette anse, chaque  jour, et parfois même  presque à chaque heure, la  mer nous offre un décor différent, à un instant d’un bleu sans fond reflétant l’insondable profondeur du ciel des  Mers du  Sud, à l’autre rouge sombre,   teintée par les terres minérales   que  la Rivière Boulari charrie  après les pluies   sur    la Montagne  des   Sources.

Parfois  d’un  gris lourd quand le ciel est triste, parfois,  quand l’océan est  en colère, là-bas,  de  l’autre  côté  du  récif, elle se  pare d’une  sorte d’étrange  camaïeu de bruns  ou de   verts sombres.

Certains jours, le  matin,   très tôt,  elle  s’étale, paresseuse, encore endormie, immobile, translucide,  un peu  verte près de  la  mangrove, et d’un  bleu divin jusqu’à l’autre  rive, là bas, vers Tina.

A  ces moment-là, depuis  le faré du ponton,  on voit des bandes de  poissons , picots,  mulets, daurades, relégués, quelquefois  surveillés  par un barracuda vorace, dont la présence  n’émeut pas les  crabes  guerriers ni les  bernard-l’hermite qui tracent leur  chemin  sur le  sable.

Toute   cette  vie  vaque  tranquillement à  ses affaires,   et  rit  intérieurement  en   me  voyant préparer ce que  je crois être un  appât et qui constituera son   dessert, tandis  qu’à la surface, de lents  courants dessinent des arabesques voluptueuses.

A la nuit tombée,  les  jours de pleine lune, les lumières de Nouméa piquent d’étoiles les collines, en face, entre les îlots,  semblent celles d’un immense paquebot  croisant  près de nous, vers  un monde mystérieux. La  lune  dessine alors sur   l’eau noire un chemin  de  lumière qui  nous  invite à rejoindre les passagers  de ce bateau magique.

Parfois, la  rage des vents la  transforme en furie, elle gronde, s’enfle,   se creuse,  se  jette à l’assaut  de la  terre où elle s’écroule,   fumante d’embruns,  recule et repart, têtue  et coléreuse,  comme si son plus profond  désir  était la  destruction de   cette  île  qui lui barre  le passage vers  l’autre bout du  monde.

Puis,  aussi vite qu’elle s’est fâchée,    elle se  détend, et  revient  caresser la plage, en   nous offrant toute une théorie  de bois flottés pour  se faire pardonner,  avant,  majestueuse,  de reprendre le cours de  son  éternité.

 

Pierre Humbert