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Le lézard jurufi de Jerry Delathière

Grand Prix de la Médiathèque Ouest 2011  : Le lézard jurufi  de Jerry Delathière

 

Lorsque Félix Billon arrive dans la colonie, en 1899, il y a à peu près cinq ans que le « grand gouverneur », M. Feillet, y règne. Originaire de Gergny, petite localité située dans le département de l’Aisne, il a, un jour, décidé de quitter cette terre chargée d’histoire et de souffrances, pour s’en aller de par le monde, là où sa curiosité le mènerait. Après un long périple en des contrées aussi sauvages que mystérieuses, il est finalement arrivé en Australie à bord d’un vieux rafiot prêt à couler à chaque encablure. Là, il entend parler d’une terre française, pas très éloignée, où l’on attribue des terres pour y planter du café. Du café ? Quelle aubaine ! Lui qui a toujours rêvé d’avoir sa propre plantation, son domaine bien à lui. Début 1900, il obtient donc une parcelle de quelques hectares de terre dans la région de Dogny, située dans la haute vallée de la rivière La Foa. C’est une région assez pentue, fortement boisée : la tâche s’annonce rude, mais Félix a de l’énergie à revendre… Et puis, il n’est pas seul à Dogny. Près de lui, deux autres familles se sont également installées, les Lavergne et les Guillaume.

Voilà donc notre Félix sur sa terre, retroussant ses manches, entamant le défrichage pour planter ses premiers caféiers. Son lopin n’est pas facile : une bonne partie est en pente et couverte d’un enchevêtrement de lianes, de taillis, de ronces. Sur le haut de la concession, au pied d’un gigantesque banian, de grosses roches noires affleurent, immuables gardiennes d’une présence totémique séculaire que le nouvel occupant semble venir impunément déranger… Mais celui-ci ignore totalement ce genre de considérations et, de toutes façons, n’en a cure : il se construit tout d’abord une cabane sur le bas de la concession avant de s’attaquer au défrichage. La terre lui paraît bonne sur ce flanc de montagne… D’ailleurs, les caféiers ainsi plantés en flanc vont avoir des racines bien drainées lors des pluies ! Oui, c’est décidé : il plantera ses caféiers sur les hauts… Jusqu’en limite de ce gros banian, là-bas… Et même au-delà, s’il le faut ! Le travail avance assez vite : la brousse est mise en tas pour être brûlée, la terre est raclée, nettoyée, bientôt prête à recevoir les précieux plants. Un matin, alors que Félix est à la tâche, il voit deux vieux Kanak s’approcher de lui. Ce sont Bouton et Gouaro, deux anciens de Koindé, la tribu toute proche. Ils interpellent Félix, la voix teintée de colère :

― Ah, monsieur Billon ! Vous ne devriez pas débrousser vers là… Vers le haut, comme vous faites… C’est interdit !

Félix s’insurge :

― Comment ça, interdit ? Cette terre est à moi, pardi ! J’ai le droit d’en faire ce que je veux !

Le vieux Gouaro secoue tristement la tête :

― Oui, monsieur Billon, mais il faut faire attention… Là-haut, cet endroit vers lequel vous avancez… Ce gros banian… C’est un lieu tabou, sacré ! Faut pas y toucher !

― Pourquoi sacré ? Qu’est-ce qu’il a de particulier ce banian ? C’est un arbre comme un autre… D’ailleurs, s’il m’emmerde, je le brûlerai jusqu’à la souche ! Comme ça, je gagnerai de la place pour planter mes caféiers !

C’est au tour de Bouton d’intervenir. Il semble décontenancé par les propos du colon :

― Ah ! monsieur Billon ! Faut pas toucher au banian ! C’est la maison du grand lézard ! Le lézard sacré des Bwarato ! Jurufi, le lézard de Dogny ! Faut faire attention !

Mais Félix Billon est un homme qui se veut un esprit fort, une personne de caractère. Il balaie d’un revers de main ces superstitions kanak qui l’importunent et dont il n’a que faire :

― Vous m’emmerdez avec vos histoires de diable ! Laissez-moi tranquille… La terre est sacrément bonne sur ce foutu flanc ! J’y mettrai ma caférie[1] ! Et, pour cela, j’y couperai les arbres qu’il faudra !

Il poursuit alors avec hargne le défrichage de sa terre sous le regard attristé des deux vieux. Du lieu où il se trouve, il voit maintenant avec précision le bas de sa concession, peut distinguer sa cabane, ses alentours. La partie défrichée atteint maintenant une certaine superficie, s’étend presque jusqu’au gros banian. Les vieux Gouaro et Bouton passent de temps à autre, renouvellent leurs avertissements, mais rien n’y fait : Félix poursuit avec la même détermination son œuvre de galérien. Et le soir, à la tombée de la nuit, mort de fatigue mais tout heureux du travail accompli, il redescend lentement vers sa cabane, inspectant chaque mètre carré de sa terre défrichée, évaluant déjà les prochaines récoltes qu’elle lui apportera. Mais, depuis quelques jours, à chacun de ses retours dans sa modeste demeure, quelque chose l’intrigue. Il lui semble que quelqu’un y est venu en son absence. « Bizarre, se dit-il, je distingue bien la maison et ses alentours d’en haut ; je n’ai pourtant vu personne aujourd’hui ! » Il met cela sur le compte de la fatigue, puis s’affaire à la préparation d’un repas frugal sans plus y penser. Pourtant, les jours suivants, la même sensation revient lors de chacun de ses retours au bercail. Pire, il lui semble maintenant qu’à chacune de ses approches, une personne s’échappe prestement de la maison. À l’intérieur, tout lui indique que quelqu’un est venu : des objets ont été déplacés, d’autres sont devenus introuvables… Il se montre de plus en plus perplexe : « C’est peut-être moi qui ai la berlue ! La solitude, peut-être… »

Pour en avoir le cœur net, il décide de laisser, chaque matin, lors de son départ au travail, la porte et les fenêtres de sa cabane grandes ouvertes. Ainsi, du haut de sa propriété, de l’endroit où il poursuit inlassablement son labeur quotidien, il peut voir toute la maisonnette, mais aussi son intérieur : sa table, son lit… Cela le rassure quelque peu : « Si quelqu’un entre dans la maison, je le verrai obligatoirement ! », se dit-il avec satisfaction. Et il se remet à la tâche avec courage. Quelques jours passent. La chaleur est suffocante. À mi-journée, Félix s’octroie habituellement une pause, s’assoit dans la paille, débouche sa gourde, s’abreuve goulûment, s’attarde quelques minutes à contempler le travail effectué… Et puis, en contrebas, sa cabane, sa petite vallée… Ce jour-là, il regarde, comme d’habitude, vers sa demeure. Et, surprise : il aperçoit une personne à l’intérieur ! Il fronce les sourcils, regarde attentivement : « Mais oui, je ne rêve pas ! Quelqu’un est dans ma   maison ! » Il paraît soulagé : « Je savais bien que quelqu’un y venait en mon absence ! Je vais enfin savoir de qui il s’agit. »

Laissant ses outils sur place, il emprunte le petit sentier qui serpente vers le bas de la concession, jusque dans la cour de son habitation. Au fur et à mesure de son approche, il se voit conforté dans sa vision. Un homme de forte corpulence est allongé confortablement dans son lit, les jambes croisées, tout occupé à lire un journal. À présent, Félix est à quelques mètres de l’entrée de sa cabane. Par la porte ouverte, il aperçoit distinctement l’intrus qui semble toujours plongé dans sa lecture. S’approchant, il l’interpelle :

― Oh là ! Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ?

Sans dire un mot, le gros homme relève le journal sur lui, de façon à se masquer complètement le visage. Félix s’approche encore. Il se tient maintenant dans l’embrasure de la porte. L’intrus, toujours allongé dans son lit, est face à lui :

― Eh bien ? Que faites-vous ici ?

Le gros homme, tenant toujours le journal appliqué sur son visage, se tourne subitement vers le côté opposé. Cette attitude stupéfie Félix qui veut s’approcher du lit. Mais à peine a-t-il fait un pas en sa direction que le gros homme étend l’un de ses bras vers le sol. Et, à l’instant même où sa main touche le sol, il se volatilise par magie ! Rien ! Plus rien ! Plus qu’un lit dérangé et la sensation du départ précipité de quelqu’un. Félix en reste pantois : « C’est pas possible ! » Il s’approche du lit, soulève la couverture et sursaute, fait un bond en arrière. Là, dans le lit, il y a un gros lézard… Énorme, avec une queue en V interminable ! Se ressaisissant au bout de quelques secondes, il sort, s’empare d’une fourche et pénètre à nouveau dans la cabane, s’approche du lit, la fourche en avant. Mais le lézard a disparu ! Il soulève alors délicatement le matelas… Rien ! Plus de lézard ! Il soulève le reste de la literie, renverse le matelas, déplace le lit. Non, rien ! Il n’y a plus rien ! Le lézard s’est volatilisé. Félix s’assoit, lâche sa fourche, se prend la tête entre les mains : « Ce n’est pas possible, nom d’un chien ! Je n’ai pas rêvé tout de même ! »

L’après-midi se passe à confectionner un autre cadre, à se fabriquer un autre lit. Le lit souillé, les draps, le matelas, Félix n’en veut plus. D’ailleurs, il en fait don au vieux Bouton à qui il raconte sa mésaventure :

― Prends tout ça pour toi, vieux ! Tout… Le lit, le matelas, la couverture, les draps, je ne veux plus rien voir de tout cela dans ma maison !

Le vieux Kanak hoche la tête, dit d’une voix calme :

― On vous l’avait dit, monsieur Billon ! C’est le lézard ! Il se met en colère lorsqu’on touche à son territoire ! Vous ne devriez pas continuer votre défrichage là-haut, comme vous le faites…. vers le gros banian. Félix semble agacé :

― Et que faut-il que je fasse, d’après toi ?

Bouton hoche la tête, empoigne le bout de sa barbe blanche de la main droite et commence à la lisser d’un lent mouvement de haut en bas.

― Arrêtez immédiatement votre défrichage là-haut… Et puis, il vous faut faire une coutume au jurufi !

― Une… Une coutume ? Qu’est-ce que c’est ?

― Il vous faut demander pardon au jurifi ! C’est important ! Alors, il vous laissera en paix, après !

Félix se laisse aller à un petit rire nerveux. Ces balivernes l’ennuient… Non, il ne veut en aucun cas céder à ces divagations de vieillards d’un autre temps, d’un autre monde ! Il a simplement été l’objet d’hallucinations dues à la fatigue, à une certaine forme de stress provoqué par la solitude. Oui, c’est sûrement cela : il est trop seul. Les jours suivants, il rend visite à ses voisins, les Lavergne ; puis aux Guillaume. Il leur fait part de ses déboires, des mises en garde des vieux Kanak. Chez les Guillaume, on ne croit pas trop à tout cela. On en rit même.

― Allons, mon pauvre Billon, vous n’allez pas vous laisser embobiner par ces histoires de Kanak ! Reprenez-vous, c’est sûrement la fatigue ! Vous travaillez comme un condamné ! Prenez un peu de repos, de temps à autre… Et venez nous rendre visite, lorsque la solitude vous pèse !

Ragaillardi par ces propos, Félix s’octroie effectivement quelques jours de repos, puis décide de reprendre le défrichage de son terrain. Toujours vers le haut de la concession, toujours en direction du gros banian. Le moral revenu au beau fixe, il travaille avec entrain, ne s’accordant que peu de répit. Pourtant, le soleil se montre chaque jour plus impitoyable. Mais Félix est obstiné ! Il achèvera ce défrichage coûte que coûte, même si, sous cette chaleur accablante, la soif le tenaille avec intensité. Une dizaine de jours après la reprise de ses travaux, il est presque arrivé aux gros rochers qui surplombent la concession. La chaleur est suffocante ! Oh, il a bien pensé à emmener une petite gourde, mais la soif qui le dévore a vite raison, chaque jour, de la trop faible quantité d’eau qu’elle contient. Félix n’en peux plus ! Il fait trop chaud ! Plus d’eau ! Il lui faudrait redescendre jusqu’à sa cabane, remplir sa gourde, puis remonter jusqu’au chantier en cours. Mais il est si fatigué ! Il en est là, à se lamenter intérieurement de cette soif implacable qui l’assaille chaque jour, lorsqu’il sent une présence tout près de lui. Levant la tête, il voit, assis sur l’un des rochers, un vieil homme, avec une longue barbe blanche lui pendant entre les genoux. Il ne connaît pas ce vieillard, ne l’a même jamais vu ! Avant qu’il n’ait pu lui dire quoi que ce soit, le vieux lui demande :

― Vous avez soif, monsieur Billon ?

― Oh oui ! J’ai sacrément soif, vieux !

Alors le vieillard hoche doucement la tête, le regard étrangement fixé sur Félix et ne dit plus rien. Les jours suivants, Félix poursuit son travail avec la même obstination. Mais il a décidé d’emmener avec lui trois grandes bouteilles d’eau. Ainsi armé, il pourra vaincre la soif qui l’assaille dès que le soleil est au plus haut. Hélas, l’eau est rapidement consommée et la soif se montre toujours aussi tenace. Et, à chaque fois, le vieillard à la barbe blanche vient s’asseoir sur le gros rocher et lui demande :

― Vous avez soif, monsieur Billon ?

Quelque fois, il insiste. Félix n’ose même plus répondre, n’en a peut-être plus le courage. Il a aussi remarqué que, malgré sa détermination, sa hargne à achever ce défrichage, sa tâche paraît toujours inachevée… Chaque soir, au moment de quitter le chantier et de rejoindre sa modeste demeure, il évalue ce qu’il lui reste à faire : « Nom d’un chien, mais je ne m’en sors pas ! Je ne les atteindrai jamais, ces foutus rochers ! »  Pourtant, chaque matin, il se remet avec courage au travail… Et la soif se fait de plus en plus dévorante, insoutenable. Un jour, alors qu’il semble être au bord de l’asphyxie, la face cramoisie, le vieillard à la barbe blanche, toujours assis sur l’énorme rocher, lui dit :

― Vous voudriez bien boire, monsieur Billon ?

Félix, à bout de forces, dit dans un souffle :

― Oui, je n’en peux plus… J’ai trop soif !

― Eh bien, reprend le vieillard, vous voyez cette grosse pierre plate, là, au pied du rocher ? Soulevez-la… et vous pourrez boire !

Félix, qui s’est assis lourdement sur le sol pour récupérer, est surpris :

― Mais il n’y a pas d’eau ici !

Le vieillard insiste :

― Soulevez-la et vous verrez !

Félix sait très bien qu’il n’y a pas d’eau en cet endroit, que la terre n’y est même pas humide. Mais, devant l’insistance du vieux, tenaillé par la soif, il soulève quand même la fameuse pierre et, ô surprise, une source jaillit devant lui. Une eau claire et fraîche bondissant en un magnifique jet cristallin, gros comme le bras d’un homme. Félix, interloqué, tourne son regard vers le vieillard :

― Mais il n’y a jamais eu d’eau ici, j’en suis certain !

Le vieux émet un petit rire métallique, légèrement dédaigneux :

― Il y en a, puisqu’elle coule devant vous, monsieur Billon ! Remettez bien la pierre en place, lorsque vous vous serez suffisamment désaltéré !

Et le vieillard de poursuivre pendant que Félix se penche vers la divine surprise :

― Il ne faut pas que vous débroussiez plus haut que ce gros rocher sur lequel je suis assis, monsieur Billon ! Il faut arrêter là votre travail, à ce rocher ! Tout le terrain du bas sera votre propriété, votre domaine… Vous y planterez du café, si bon vous semble ! Mais le terrain du haut est à moi : de ce rocher, ici, jusqu’à la ligne de crête qui surplombe, là-haut !

Félix, tout occupé à se désaltérer, à s’inonder le visage de cette eau si rafraîchissante, ne répond pas… Tout juste, hausse-t-il les épaules. Puis, une fois ragaillardi, l’esprit quelque peu libéré des terribles tourments que cette impitoyable chaleur lui a causés, il se tourne vers le vieillard, s’apprête à lui donner son point de vue. Mais celui-ci a disparu, s’est volatilisé.

― Bah, je lui dirai demain ce que je pense de sa proposition.

Le lendemain, justement, tout heureux de la découverte inespérée faite la veille, il n’apporte aucune gourde sur le chantier. « Allons, que faire d’une eau de gourde qui s’échauffe tout au long de la journée ? J’ai maintenant, sur place, de quoi me désaltérer et me débarbouiller ! »

Cette heureuse perspective en tête, il s’adonne avec énergie à son défrichage, ne ménage pas ses efforts. Bien sûr, au fur et à mesure que la journée avance, la chaleur se montre de plus en plus forte, la soif de plus en plus pressante. Vers onze heures, il n’en peut plus.

« Heureusement que le vieux m’a montré cette source… Tiens, mais il n’est pas là, aujourd’hui ! »

Le vieillard à la barbe blanche est effectivement absent. Piquant sa machette en terre, Félix se dirige droit vers la grosse pierre plate qui recouvre la source. Sa face s’éclaire légèrement, un petit sourire lui vient aux lèvres à l’idée de cette eau si fraîche qui va lui redonner force et courage. Arrivé au pied du gros rocher, il attrape la pierre, la soulève puis la laisse lourdement retomber en se jetant prestement en arrière ! Là, sous la pierre, point de source, mais un lézard, énorme, d’un vert sombre, à la queue fourchue interminable ! Félix est sous le choc ! « Qu’est-ce que c’est que cela, encore ? » Le cœur battant, il réfléchit quelques secondes, ne sait que faire ! « Mais oui, c’est le même genre de lézard qui était dans mon lit, l’autre jour ! » Il veut en avoir le cœur net. S’armant de courage, il coupe une branchette, la taille afin de s’en servir comme d’une pique. Il veut retourner de nouveau la grosse pierre, revoir cette horrible bestiole et, peut-être, la capturer. Oui, c’est cela, il piquera le gros lézard à l’aide de cette lance improvisée et ira le montrer aux autres, aux Lavergne, aux Guillaume ! Ils verront bien alors que tout cela n’était pas dû à son esprit tourmenté ! Courbé, tenant fermement sa pique, il en approche la pointe de la grosse pierre, qu’il soulève d’une rapide pression. Celle-ci se renverse mais une nouvelle surprise l’attend : le gros lézard a disparu ! Félix n’a pourtant pas quitté la pierre des yeux ! C’est incroyable ! Et la source ? Rien, aucune trace d’eau en cet endroit ! Il creuse un peu la terre, là où, hier encore, il se désaltérait avec joie : rien, il n’y a même aucune trace d’humidité sur le sol. Alors il s’assied, se tient la tête et réfléchit. « Ça commence à bien faire, cette histoire de lézard ! Je ne vais tout de même pas laisser la moitié de ma concession en friche sous prétexte de laisser un lézard tranquille ! » Pendant quelque temps pourtant, il semble prendre en compte la demande pressante du vieillard à la barbe blanche, et n’avance pas plus haut son défrichage. Il semble même s’intéresser un peu plus sérieusement à cette histoire de lézard. Alors, quand le vieux Bouton vient lui rendre visite, il l’interroge :

― Dis-moi, vieux… Ce lézard, au juste… Qu’est-ce qu’il a de si terrible que ça ?

La face toute ridée du Kanak s’assombrit. La peau du front soudainement plus plissée que d’ordinaire, les yeux rétrécis, Bouton se met à fixer son interlocuteur. Et, dans un souffle :

― Ah, M. Billon !  C’est… C’est toute une histoire !

― Ah bon ?

― Vous savez, il y a, à peu plus de vingt ans, il y a eu la guerre, ici !

Félix écarquille les yeux.

― La guerre ?

― Oui, M. Billon ! La guerre ! Les tribus de la région se sont révoltées ! Elles ont attaqué les gendarmes, les colons ! Il y a eu des morts ! Beaucoup de morts !

Félix fronce les sourcils. Cette histoire commence à l’intriguer. Il semble réfléchir à tout cela, puis ses yeux s’écarquillent, se font tout ronds. Une pensée, subite, l’interpelle :

― Et qu’est-ce que cela a à voir avec ce foutu lézard ?

Bouton secoue la tête. L’ignorance de Billon doit sûrement l’irriter mais son visage n’exprime qu’une profonde préoccupation.

― Cette région, là où nous sommes, voyez-vous, était, jusqu’à la guerre, la terre des Bwarato ;

― Les Bwarato ?

― C’est un clan kanak… Un grand clan ! Leur gardien est le jurufi[2] !

Les yeux de Félix expriment à présent toute la surprise et l’incompréhension qui sont les siennes face aux propos de Bouton.

― Comment ça ?

― Le jurufi est un grand lézard à deux queues ! Il est puissant, M. Billon ! Très puissant !

― Il peut prendre d’autres aspects que le sien ! Se transformer en homme, en arbre ! Il peut foudroyer n’importe qui ! Frapper de mort violente tous ceux qui s’attaquent aux Bwarato ! C’est lui, Jurufi, qui garde leurs champs d’ignames.

Bouton montre du doigt des traces d’anciens sillons d’ignames :

― Voyez, là ! Là étaient leurs plantations d’ignames ! Jurufi en est le gardien sacré !

Un silence se fait. Puis, Félix, en proie à une sourde interrogation, s’enquiert :

― Mais… Ces Bwarato ? Où sont-ils, maintenant ?

Le vieux hoche la tête. Sa mine s’assombrit un peu plus.

― Aah ! Aouh ! Beaucoup d’entre eux ont été tués pendant la guerre ! Et les autres sont partis à Canala !

― À Canala ?

― Oui, à la tribu d’Emma, là-bas, à côté des eaux chaudes !  Ils ont été chassés par les soldats ! Et puis, leurs terres, ce sont les Blancs, les colons comme vous, qui les ont pris !

Ces dernières paroles semblent irriter Félix.

― J’ai rien pris du tout, parbleu ! Cette concession, c’est le gouverneur qui me l’a attribuée pour y planter du café ! Et je compte bien le faire !

― Oui, mais le lézard…

― Quoi, le lézard ?

― Les Bwarato sont partis… Ils ont dû quitter cette terre ; Mais jurufi, lui, il est toujours là !

― Et alors ?

Bouton secoue la tête de gauche à droite, paraissant quelque peu agacé par l’ignorance et l’incrédulité du colon.

― Et bien… Il est là, dans ce grand banian qu’il ne quittera jamais, M. Billon. Jamais ! Il garde la terre des Bwarato ! Et personne ne pourra l’en faire partir, je vous le garantis !

Félix émet un petit rire moqueur.

― Personne ? T’en es sûr ? Et si je le coupe, ton banian ? Et que je le brûle jusqu’au trognon ? Qu’est-ce qu’elle pourra faire de plus, ta satanée bestiole ?

Bouton prend un air résigné :

― Essayez, M. Billon ! Essayez… Et vous verrez bien !

Félix en a maintenant assez de ces élucubrations ! S’il suspend son chantier de défrichage durant quelques jours, c’est uniquement pour se reposer, reprendre quelques forces. Mais ce n’est sûrement pas par crainte de ce foutu lézard. Les jours passent. L’énigmatique découverte de l’autre jour, tout comme cette stupide conversation qu’il a eue avec Bouton, s’estompent peu à peu en son esprit. Et puis, surtout, son rêve le submerge à nouveau ! Oui, il sera bientôt propriétaire de belles et vastes caféries, au feuillage d’un vert lumineux, aux branches croulant sous les grappes de cerises ! Toute sa concession en sera recouverte, c’est juré, foi d’Axonais ! Chassant de son esprit ces images folles et nauséabondes de lézard gardien d’on ne sais quel tertre sacré, ces croyances kanak aussi insensées qu’inopportunes, il se remet à défricher le fameux flanc avec vigueur, avançant résolument vers le haut de la concession. Le problème de la chaleur est vite résolu : il commence au petit jour pour finir vers les douze ou treize heures. Il redescend alors, harassé mais heureux, vers sa cabane pour se rafraîchir, se désaltérer, sans plus se préoccuper de cette histoire de source ou même de gourdes à emporter ! Les choses semblent se passer sans histoires, le travail de défrichage se poursuit comme il l’a prévu… Bref, les dernières émotions sont maintenant oubliées, le moral est au beau fixe. Un midi, sa séance journalière de labeur achevée, Félix redescend lentement chez lui. À mi-chemin, il aperçoit un homme tout de blanc vêtu qui, ayant emprunté le sentier menant au chantier, se dirige vers lui.

― Tiens, quelqu’un vient sur le sentier. On dirait un militaire !

En effet, au fur et à mesure de sa progression, son visiteur laisse apparaître l’aspect bien particulier de ses habits : ceux-ci sont entièrement blancs, marqués çà et là de dorures.

― On dirait un gradé ! s’interroge Félix. Peut-être même un colonel !

C’est bien un colonel qui monte vers lui. Coiffé d’un casque colonial tout aussi immaculé que son uniforme, il tient une canne dans sa main gantée. Une grosse chaîne en or pend de sa poche, sûrement reliée à une montre du même métal. Enfin, cinq barrettes étincelantes lui couvrent chacune des épaules. Le militaire arrive maintenant à hauteur de Félix qui lui tend la main :

― Mes respects, mon colonel ! Que me vaut… ?

Mais il reste pantois, muet : le militaire l’ignore totalement, passe à côté de lui sans paraître l’avoir vu et continue sa progression sur le sentier. Félix le regarde un moment : l’autre suit toujours le sentier sans s’occuper de lui. Alors, secouant la tête, il se résigne à poursuivre son chemin. Il fait quelques pas et s’arrête. « Mais, après tout, militaire ou pas, il est quand même chez moi, ce gars ! J’aurais dû l’interpeller, lui demander ce qu’il fait là ! »

Se retournant en direction de l’étrange visiteur, il se rend compte alors que celui-ci n’a, en réalité, fait que quelques mètres après l’avoir croisé, puis s’est arrêté. À présent, le colonel est tourné vers lui et l’observe avec une curieuse fixité. Félix réfléchit : « Peut-être veut-il me dire quelque chose ? » Il décide alors de faire demi-tour, fait quelques pas vers le militaire. Ce faisant, il s’aperçoit que le gradé se tient juste à côté d’un petit figuier sauvage qui borde le sentier. Félix est maintenant à quelques mètres du colonel et veut, à nouveau le saluer lorsque celui-ci, d’un brusque mouvement de la main droite, lui intime l’ordre de s’arrêter. Félix ne comprend pas, veut quand même s’approcher. Alors, le colonel tend sa main gauche vers le petit figuier, en touche l’écorce rugueuse et, d’un coup, se volatilise ! Plus rien, plus de colonel ! Félix fronce les sourcils, plisse le front, écarquille les yeux, regarde de gauche à droite : « Bon sang, mais que se passe-t-il ? » Il s’approche du figuier et, horreur ! Là, sur le tronc de l’arbuste, un énorme lézard de couleur vert sombre, à la queue immense, fourchue, se trémousse un instant, puis disparaît derrière l’arbuste. Pris d’une soudaine frayeur, de panique, Félix se met à hurler, se tient la tête entre les mains, court vers sa cabane, se jette sur le lit, se relève tout aussi prestement en criant, retourne le matelas : « Le lézard ! Il est sous le lit ! » Non, le lézard n’y est pas, mais la vision du reptile est désormais bien ancrée dans son esprit ! Le soir même, Félix Billon abandonne sa concession de Dogny, s’en va dormir au village de La Foa, à l’hôtel Vinot. Le lendemain, il saute dans la patache[3] pour regagner cette bonne ville de Nouméa qu’il n’aurait jamais dû quitter. À Dogny comme à La Foa, le départ précipité de Billon alimentera pour longtemps, dans les chaumières, les soirées de veillée. Certains le plaignent. Pauvre Billon ! Devenu complètement fou par la chaleur, le travail ! Et passant son peu de temps disponible à écouter les sornettes de ces vieux Kanak ! D’autres le disent victimes d’un complot kanak ! Emboucané, Billon ! Bouton et Gouaro, eux, viennent déposer au pied du bagnan une petite igname habillée d’un manteau de paille, quelques branches de plantes sacrées. Le courroux de Jurufi est maintenant apaisé…


[1] . Une plantation de caféiers se nomme, dans le dictionnaire, une caféière. Mais en Nouvelle-Calédonie, pour désigner leurs plantations de café, les colons utilisaient le terme de « caféries » toujours employé de nos jours.

[2] . Prononcer : Diouroufi.

[3] .  Sorte de diligence faisant alors la liaison Nouméa-La Foa et retour.