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J’ai tout plié de Frédérique Viole

J’ai tout plié de Frédérique Viole  Prix Ecrire en Océanie 2011 et Prix de la Maison du Livre de la Nouvelle-Calédonie

 

 

J’ai tout plié. Elles avaient tout mis sens dessus dessous. Ça ne leur ressemble pas pourtant. Alors j’ai remis les piles bien droites, les mouchoirs sur les mouchoirs, les culottes sur les culottes et les tricots avec les tricots. Sinon Manireine aurait crié. Quand elle crie, elle piaille. Comme la volaille lorsque je lui fais peur en courant les bras ouverts dans le poulailler avec les plumes qui volètent et s’accrochent au grillage.

Je ramassais les œufs quand l’ambulance est arrivée. Elle roulait doucement dans le chemin défoncé par les pluies. Malgré cette précaution, ses roues faisaient gicler de grandes gerbes d’eau quand elles passaient dans les ornières – les piscines à éléphants, comme on dit. Quoique les éléphants par ici… –

Will suivait au volant du gros 4X4 de son père. Puis les cousines-jumelles dans leur voiture. En cortège.

J’ai entendu un long hurlement qui s’est cassé dans les aigus et j’ai vu Edna courir vers la maison en laissant sa lessive en plan. Un liquide visqueux s’écoulait de mon poing fermé et gouttait sur mon pied. J’avais écrabouillé un œuf. Manireine aurait crié, si elle avait été là. Le chat, la queue en point d’interrogation, me suçait les orteils à petits coups de langue râpeuse et appliquée.

Je crois que j’ai donné un coup de pied au chat et je suis rentrée en évitant les crottes de poules, les flaques d’eau et les trous pleins de boue.

J’aurais peut-être dû marcher dans les merdes, pour éviter le malheur, paraît-il.

Ou plonger tout entière dans la fosse à purin.

Ça n’aurait servi à rien. C’était trop tard de toute façon.

 

Will avait la tête appuyée contre le mur du couloir, et ses larmes une par une, sans bruit, éclataient sur le carrelage. Elles avaient fait une petite flaque juste entre ses deux claquettes.

Il n’est pas rancunier, Will, même quand son père lui disait que des merdes comme lui, il en chiait tous les matins. Manireine criait quand elle entendait ces insultes et des fois elle était tellement en colère qu’elle balançait la petite théière en argent, celle qui lui venait de son premier mari, contre le mur. Elle est toute cabossée la théière.

J’aurais bien voulu consoler Will, le serrer dans mes bras, poser sa tête sur mon épaule, mais il est trop grand pour moi. En passant, je lui ai caressé le dos, je crois qu’il n’a rien senti et je suis entrée dans la chambre.

 

Les cousines-jumelles étaient à quatre pattes sur le lit. Arcboutées sur lui, l’une tirait, l’autre poussait et le faisaient rouler d’un bord à l’autre, pendant qu’Edna tirait son linge.- « On ne dit pas : tirer son linge, on dit : ôter ses vêtements ! »-. N’empêche qu’elle avait « ôté ses vêtements » et son linge de corps ! Oui, même sa culotte ! Je le voyais tout bleu et tout nu, son zizi fripé qui ne bougeait plus dans les poils gris et blancs et ses grandes fesses plates…

Manireine ne m’aurait pas laissée regarder, elle m’aurait chassée. Mais Manireine n’était pas là et les cousines m’avaient oubliée. Elles avaient profité de son absence pour semer le bazar, des chaussettes durcies de sueur sur la table de chevet, celles qu’il me demandait le soir de lui enlever, une chemise souillée par terre, des serviettes et des draps tachés roulés en boule, un gant mouillé sur l’abat-jour, une bassine d’eau rougie. Manireine n’aurait vraiment pas apprécié. Elle aurait crié. Sûrement.

Les cousines et Edna avaient chaud malgré la clim poussée à fond. Elles bataillaient pour l’habiller et suaient à grosses gouttes sur la chemise en soie chamarrée –celle qu’il mettait pour sortir, mais pour aller où, maintenant ? Elles bourraient les pans dans le pantalon en tergal luisant qu’elles avaient du mal à boutonner. Elles ne disaient pas « Rentre ton ventre ». Il n’aurait pas entendu.

Céline, l’aînée des cousines-jumelles, lui a caressé les joues « On le rase ? » puis elle a essayé de lui appuyer sur le menton pour lui fermer la bouche « ça ne fait rien, on mettra un foulard, ça ne se verra pas » et elles ont croisé ses mains sur sa poitrine.

Elles sont sorties en emportant le linge sale et la bassine d’eau trouble, les unes derrière les autres. En procession.

C’est à ce moment là que j’ai commencé à tout plier. En tournant le dos pour ne plus rien voir. En rentrant tout entière dans le placard qui sentait l’humidité et la naphtaline. J’entendais les femmes de la plantation installer leurs nattes sur la terrasse. Je les entendais pleurer, houspiller les enfants, réciter des chapelets de prières « Je crois en Dieu le père tout puissant… »

Manireine m’a raconté qu’à chaque seconde la Faucheuse fait le tour de la Terre. On n’imagine pas le nombre de gens qui meurent en une seconde sur toute la Terre ! Elle recueille aux lèvres du mourant le dernier souffle. Celui qui pèse 21 grammes. Le poids de l’âme. Le poids d’un carré de chocolat. Elle fourre toutes les âmes dans son grand sac et, dans un temps qui n’existe plus pour les morts, ce temps qui n’existait pas encore avant les 10-43 secondes de la création de l’univers, elle les déverse aux pieds de Dieu. Dieu tend la main vers ces petites âmes immortelles et frileuses, tous ces petits carrés de chocolat de 21 grammes et, un par un, il les enfourne dans sa bouche. La bouche de Dieu sans mots et sans dents. Sans fond aussi. La bouche du vide. Manireine dit que le paradis, l’enfer et le purgatoire n’existent pas. Dieu ne choisit pas les carrés de chocolat qui fondent sur sa langue dans un temps qui n’existe pas mais qui, sur terre, dure cinq jours pendant lesquels l’âme des défunts erre parmi les vivants et leur donne des cauchemars.

Lorsque Dieu a englouti tout le sac de la Faucheuse, il soupire d’aise, un soupir divin. Toutes les âmes agglutinées par la salive de Dieu sont exhalées. Le souffle des morts et celui de Dieu s’enlacent dans l’espace, s’enroulent en une longue écharpe autour de la Terre et apparaissent aux yeux des vivants sous la forme de nuages. Les nuages sont la salive de Dieu mélangée au souffle des morts…

–       Et pour les chiens ? Les buluks et les vers de terre ?

Manireine a répondu que pour ceux-là, elle ne savait pas. Ce qu’elle savait par contre, c’est que les pets des moutons faisaient des trous dans la couche d’ozone et que ça donnait le cancer à plein de gens qui mouraient et alourdissaient le sac de la Faucheuse. Un jour du temps qui n’existe pas, Dieu aura une indigestion de carrés de chocolat. Il vomira une grande gerbe de lumière, comme le bouquet final du feu d’artifice du 14 juillet. La Terre et toutes les étoiles tourbillonnantes s’effondreront, happées par un gigantesque trou noir qui s’évaporera dans le vide. Il n’y aura plus rien dans le vide incommensurable…

–       Il n’y aura plus de nuages ?

–       Non, il n’y aura plus de nuages et il n’y aura plus d’hommes pour les regarder en pensant que les âmes montent au ciel.

 

 

Je commençais à avoir un peu chaud dans mon placard. Une mouche à bétail s’était insinuée dans une déchirure de la moustiquaire et bourdonnait lourdement à travers la pièce. Manireine aurait attrapé la tapette pour l’assommer. Lui, la mouche ne le gênait pas. En m’approchant du lit, il me semblait voir son ventre se soulever. Et s’il dormait seulement ? Et si la Faucheuse avait oublié de ramasser son souffle ? Je me suis penchée vers sa bouche entrouverte avec ses dents toutes neuves, celles qu’on lui avait plantées à Nouméa et qui avaient coûté très cher. Il souriait en posant son sac dans la cuisine.

–       La concurrence va être rude, ma vieille. Les gamines, elles vont tomber comme des papayes sur ma banane !

Manireine levait au ciel les yeux et les épaules. Elle bougonnait en s’essuyant les mains sur son tablier.

–       Mon pauvre vieux, t’as qu’à croire. Qu’est-ce que tu veux qu’elles fassent d’une banane confite dans la graisse, tes gamines ? La dent d’en bas, c’est pas aussi facile à planter que celles d’en haut !

 

J’étais attirée par ce trou béant qui n’émettait aucun bruit, qui allait m’engloutir et aspirer avec moi les cousines, Edna, les femmes sur la terrasse, les poules et les buluks, l’île, l’océan et la Terre tout entière. Manireine, reviens Manireine !

Je suis tombée à quatre pattes, accrochée à la descente de lit pour ne pas être anéantie.

Will les yeux gonflés, est entré dans la pièce, il s’est agenouillé près de moi, il a posé sa tête sur le lit, une main sur celles de son père. Son autre main a cherché la mienne.

 

Ecoute, petite, je vais te raconter

Le samedi soir, le Flamingo dégueule ses clients jusque sur le trottoir. Il faut jouer des coudes pour arriver au guichet et tendre un billet de 1000 à travers les barreaux. La patronne qui tient la caisse, vous assène un grand coup de tampon sur le dos de la main si vous êtes blanc ou presque. Pour les autres, elle tamponne la paume.

Le gros tama qui garde l’entrée  à califourchon sur son tabouret, étend le bras  vers la porte et appuie sur la barre de sécurité, placée à l’extérieur. Ça étonne parfois les expats tout juste débarqués.

–       Et pour sortir ?

–       Tu cognes et j’ouvre.

–       Et si vous n’entendez pas ?

–       Je suis pas sourd.

–       Et s’il y a le feu ?

–       Tu pisses dessus.

 

Catapulté à l’intérieur, on devient subitement saoul. La musique claque les tympans qui se mettent à battre au vent comme des drapeaux. Le cœur vous remonte dans la gorge. Au centre, il y a la piste de danse balayée par les faisceaux bleus, rouges ou verts des spots tourbillonnants. Parfois des flashes de lumière noire découpent des bras, des jambes dans le tas grouillant et semblent figer leur agitation. Les danseurs hurlent de joie. Ou de peur. Parce qu’ils ressemblent à des robots zombies.

Il était venu avec des copains et ils étaient tous affalés dans un coin sombre, sous un gros ventilateur qui brassait la fumée faute d’apporter la fraîcheur.

Ils étaient débraillés et avec leur chemise déboutonnée jusqu’au nombril, ils s’essuyaient le front. Devant eux sur la table basse, des bouteilles vides, des canettes renversées, des cendriers qui débordaient. Ils avaient bu et pas qu’un peu, tu comprends ?

Au bar il y avait cette femme, une métisse de Santo, juchée sur un tabouret, un verre de whisky à la main. Elle portait une robe pailletée qui moulait une sacrée chute de reins. Ça veut dire qu’elle avait les grosses fesses que les hommes aiment bien.

Pas farouche, elle leur coulait des œillades par-dessus son épaule mais c’était surtout lui et son allure d’ours dépouillé qu’elle avait repéré parmi les hommes en goguette. Il se sentait flatté et  il la matait franchement, bouche bée. De loin, il faisait signe au barman de lui remplir son verre.

Quand la série de valses kaïna est arrivée, il a décidé de se lancer. Il s’est levé et en tanguant comme la marine en bordée, il s’est approché d’elle.

De près, elle lui plaisait encore plus. Pas à cause de sa tête qu’il trouvait quelconque, et même pire que ça avec ses dents tachées de tabac, mais en raison d’une paire de papayes dégorgeant du décolleté qu’elle lui poussa sous le nez en pivotant sur son siège.

Ils se parlèrent. Pas très longtemps. La conversation n’était pas ce qu’elle avait de plus captivant.

Il souriait en imaginant les yeux ébahis des autres envieux, tassés dans leur fauteuil et leurs bières. Il sentait également qu’il y avait urgence à dissimuler aux regards la formidable érection qui allait lui péter tous ses boutons de braguette.

–       Tu danses ?

–       Ouais.

Elle se suspendit à son bras pour glisser de son tabouret et, agitée comme un battant de cloche, elle le tira vers la piste.

-Putain, mais elle est complètement déglinguée !

Elle boitait. Et plutôt bas, malgré l’épaisseur de la semelle qui tentait de réduire l’écart entre les guibolles.

–     L’enculé, mais c’est la tour de Pise, c’t engin !

–       Ben là, il a tiré le gros lot !

–       Faut y coller une échasse à roulette !

En complète débandade, il se laissait brinquebaler dans une valse complètement déjetée, sans oser affronter les rires qui lui trouaient le dos.

Un tour de piste, c’est tout ce qu’ils ont dû faire. Ou pu faire. Après on ne les a plus vus.

Il faut croire qu’une fois allongée, il n’y paraissait plus et que la dévissée avait d’autres arguments. Parce que c’est cette nuit-là que Will fut conçu.

Peut-être que Manireine aurait crié si elle avait su ce que Claudia, la cousine cadette, m’avait raconté. Elle aurait dit que j’étais trop petite pour comprendre. Et puis qu’on ne parle pas de ces choses-là. Et c’est tout.

La chambre n’était pas assez grande pour la veillée mortuaire et les cousines-jumelles avaient décidé d’exposer le corps au milieu du salon. Il fallait pousser les meubles, tirer les rideaux, installer le lit en fer, mettre le climatiseur en marche, et disposer aux quatre coins de la pièce les bacs en plastique remplis de gros blocs de glace. Elles en ont mis sous le lit aussi.

Je suis partie au magasin avec Will acheter les bougies et le kava. Il conduisait en regardant la route comme si on allait la lui voler. Ses doigts étaient blancs à force de serrer le volant. Il ne disait rien, alors je n’ai pas posé de questions.

Elle revient quand, Manireine ?

La pluie avait recommencé à tomber. Les essuie- glace battaient la mesure en couinant. Dans mon livre, j’avais lu que c’étaient des balançoires à escargots. J’aurais bien aimé demander à Will ce qu’il en pensait. Mais ce n’était sans doute pas le moment.

Les bambounières alourdies par l’averse, s’agitaient en ployant et déployant leurs longs cols graciles. On aurait cru de grands bouquets de monstres poilus qui rechignaient à courber l’échine.

–   Ils nous tirent leur révérence, hein Will ?

Will n’a pas répondu. Il n’a pas entendu

Les boys avaient rassemblé le bétail dans les paddocks. On avait commencé l’abattage pour la coutume et la distribution des pochons de viande crue…

J’ai aperçu la tignasse de Tassalé qui, avec les autres, poussait les vaches vers le stockyard.

–       Je veux que Tassalé m’emmène à la rivière chercher des feuilles de songe pour faire un bouquet.

–       Tu vas te mouiller et te salir

–       C’est pas grave. Je me changerai avant que Manireine revienne. Elle ne pourra pas crier. Si elle revient…

Will m’a regardée bizarrement, mais il a arrêté la voiture.

J’ai couru vers Tassalé. Je l’ai attrapé par la taille. Il a sursauté et ses lunettes sont tombées dans la boue. Il a rigolé, il ne m’avait pas entendue arriver. De toute façon Tassalé n’entendait jamais rien. Il n’entendait plus jamais rien. Il était devenu sourd après une maladie de méningite quand il était petit. Alors il mettait des lunettes. Pour mieux voir, il m’avait expliqué. Sauf que les lunettes de Tassalé n’avaient pas de verres. Alors c’était pour faire joli. Il n’avait pas dû oser me l’avouer ou j’avais  mal compris parce qu’il parlait en bislama et moi avec des gestes.

Il m’a hissée sur une barrière en me couvrant de son imperméable et m’a fait signe d’attendre que les buluks soient tous rentrés. Leurs cornes s’entrechoquaient. Certains avaient vraiment envie de reculer et ils meuglaient.

Le soleil est revenu quand nous marchions sur le chemin. Il faisait de grandes flaques dorées entre les arbres et un arc-en-ciel est apparu dans la plaine, devant nous, juste au dessus des cocotiers.

–       T’as vu, Tassalé, l’arc- en- ciel fait un pont. Tu crois qu’il l’emmène au ciel ? Juste pour lui montrer comment c’est là-haut et après il le laisse à nouveau glisser  vers la terre ? Vers nous ?

–       Yes, Mano, Yes

–        Pendant cinq jours, il fait du toboggan. Et nous on doit brûler un journal devant la porte, la nuit, pour qu’il ne vienne pas nous réveiller. On ne doit pas mélanger les vivants et les morts. C’est Manireine qui me l’a dit.

–       Yes, Mano, yes.

–       Les cousines, elles ont donné des sous à Edna pour qu’elle achète le manioc et les kumalas au marché, pour les lap-laps des Cinq Jours. Tout le cuit, quoi. Et Will va chercher le kava au nakamal de Saï

–       Yes, Mano, yes.

–       Mais qui c’est qui va redistribuer les nattes des coutumes si Manireine n’est pas là ?

–       Yes, Mano, yes.

–       Arrête de dire : « Yes, Mano, yes » Tu sais dire que ça : « Yes, yes, yes » C’était une vraie question : ELLE REVIENT QUAND, MANIREINE ?

J’ai attrapé Tassalé par le bras et je lui ai fait face pour qu’il lise sur mes lèvres. Il n’a rien lu du tout. Il a secoué la tête, l’air désolé, avec son pauvre sourire penaud.

–       Bon allez, viens ! ça ne fait rien, va ! Je ne suis pas fâchée contre toi. Même si tu ne comprends jamais rien ou tout de travers…J’aime bien quand tu dis « yes ». Toi au moins tu ne me contredis jamais. Et puis tu me regardes.

Nous avons traversé le village des boys. Il était presque désert. D’habitude les femmes étendaient le linge, balayaient les cours avec des tiges de cocotiers ou faisaient cuire le riz dans des marmites toutes noires posées sur les grilles à feu, dehors. On n’entendait même pas la musique des postes de radio. Sur des cordes tendues entre les branches d’un nakavika, on avait suspendu des intestins de buluk. Des enfants s’étaient installés sur la peau grattée mais encore toute sanguinolente, étalée sur le sol. L’un d’eux, assis à califourchon sur un crâne dépecé, donnait négligemment des coups de couteau entre les cornes en nous regardant passer.

–       Ben, il est pas dégoûté, lui !

–       Yes, Ma…

–       Eh, Tassalé, si je mettais des plumes dans mon bouquet, pour qu’il soit encore plus joli ?

A grand renfort de gestes, je mimais à Tassalé les plumes, les oiseaux, les feuilles, le bouquet… Il m’observait en inclinant la tête et puis il noua un grand sourire en nœud plat derrière ses oreilles. Il partit comme une balle vers les poules qui grattaient le sol gorgé d’eau, plaqua un coq en lui serrant la tête entre les pattes et d’une seule main lui arracha toutes les longues plumes irisées de la queue pendant que  la volaille s’égaillait en caquetant d’effroi. Il relâcha le coq à moitié estourbi et complètement équeuté et revint en brandissant son trophée à bout de bras.  Les enfants roulaient de rire sur la peau du buluk et l’autre en oubliait de taillader son crâne. Des gouttes de sang perlaient au bout des hampes.

– Oh, Tassalé ! C’étaient pas des plumes vivantes, que je voulais…

– Yes, Mano, yes..

 

Je ne me souviens pas du jour où Will est arrivé à la maison. J’étais trop petite ou peut être que je n’étais pas encore là. Mais Claudia, la cousine cadette, était là, elle.

Elle plumait des canards avec sa jumelle  sur la terrasse de derrière. Edna fourrait le linge dans la lessiveuse.

Quand elles ont levé la tête, Will était debout, immobile, en plein soleil, une grosse valise en carton bouilli  à ses pieds. Il regardait ses claquettes. Il a voulu dire quelque chose, mais sa voix a filé dans l’aigu comme celle d’une petite fille ou comme celle des garçons de son âge lorsqu’ils muent. Alors il s’est raclé la gorge et il a repris un ton  plus bas

–       Je suis Will, le fils de…

–       Je sais, a dit Céline, l’aînée des jumelles. Bon !

Elle a posé son canard sur la table, a trempé ses mains dans la bassine d’eau pour décoller le duvet blanc et en repoussant sa chaise s’est dirigée vers la cuisine où Manireine préparait la sauce aux olives. On a entendu crier et le choc d’une boîte de conserve projetée sur un mur. A moins que ce ne soit celui de la petite théière cabossée en argent. Edna a arrêté de touiller dans la lessiveuse. Will ne bougeait toujours pas et Claudia chassait les mouches qui tournaient autour d’elle.

Manireine est sortie sur le pas de la porte, elle a regardé Will qui baissait le nez, elle a tourné les talons sans dire un mot et s’est enfermée dans sa chambre.

Céline a houspillé sa sœur

–       C’est pas en chassant les mouches qu’on va manger du canard aux olives ce soir !

Elle a repris son canard à moitié plumé. Edna a rajouté du bois sous la lessiveuse. Will est resté debout à côté de sa valise, sans même oser s’asseoir dessus.

Au bout d’une heure, Manireine est sortie de sa chambre en reniflant, ses lunettes de travers

–       C’est prêt les canards ? Et toi tu vas pas rester planté là tout l’après-midi. Tu crois que  tu vas  pousser peut-être !.. Porte ta valise dans la chambre au fond du couloir. Edna, t’as pas encore fini la lessive ? Quelle lambine, celle-là ! Bon, on va boire le thé. Il doit avoir faim, ce gosse. Il est maigre. Céline, attrape le paquet de Sao en haut du placard. Claudia va chercher un pot de confiture de tomates à la vanille dans la réserve. Il s’appelle comment déjà ?

Elle a élevé beaucoup d’enfants Manireine. Ce n’étaient jamais les siens.

 

Claudia a interrompu son récit. La nuit était tombée sur la plage de Mélé où elle m’avait emmenée me baigner après l’école. Elle a secoué le sable noir qui s’accrochait au manou, m’a attrapée par le cou et a repris plus bas, comme s’il s’agissait d’un secret croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.

 

Quand le père de Will est rentré avec ses bottes toutes crottées de la boue de la plantation, on l’attendait  en regardant « Des chiffres et des lettres » à la télé. On le sentait pas trop à l’aise, même s’il faisait semblant

-Ah ! t’es là toi, qu’il a dit à Will, en s’installant à sa place au bout de la table, sans même aller soulever le couvercle de la marmite et piocher une olive ou un bout de viande, comme il faisait d’habitude et que Manireine  lui tapait sur les doigts avec la cuiller en bois.

Manireine a mis le canard dans un  plat qu’elle a posé devant nous. Un peu trop fort. La sauce a giclé sur la toile cirée. Céline s’est levée pour prendre un chiffon.

– Laisse, a grogné Manireine, moi, je sais nettoyer toute seule ce que je salis. C’est pas comme ceux qui foutent de la boue partout et font balayer par les autres.

Ben là, il s’est levé comme si sa chaise lui brûlait les fesses et il est allé tirer ses bottes dehors. Edna a récité les actions de Grâces en fermant les yeux. On a mangé en silence. C’était l’heure de Desperate Housewives et on voulait savoir si oui ou non Bree allait demander le divorce de son mari Orson qui était en prison.

Je me suis réveillée pendant la nuit. Dans mon rêve, j’entendais un bébé pleurer. Je suis allée dans la cuisine me chercher un verre d’eau. Ce n’était pas un rêve. Ce n’était pas non plus un bébé. C’était le père de Will qui sanglotait, à genoux devant Manireine, la tête appuyée contre son ventre et les deux mains agrippées à sa robe.

Et on n’en a plus jamais parlé. Ni de l’arrivée de Will ni de rien. Parce que tu sais bien, Petite, qu’on ne parle pas de ces choses là.

Tassalé m’a raccompagnée jusqu’au portail avec mon bouquet de feuilles songe et de plumes de coq.

-Là où ta garce de mère t’a laissée, juste au pied du grand bois de fer, me racontait Claudia chaque fois que nous traversions le pont de barres métalliques qui empêchait les buluks d’entrer dans le jardin. Là, juste là ! Comme un paquet de linge ! Même pas elle s’est donné la peine d’entrer. On ramassait des pamplemousses avec Manireine. Elle nous a fait tata, t’a pincé la joue et elle est remontée dans la bagnole de son nouvel amant. On n’a même pas vu qui c’était. Juste un bras sur la portière. Un blanc en tout cas. Comme ton père, sans doute. Elle aime que les blancs et le portefeuille qui va avec. Manireine a posé son panier et elle est partie te chercher en bougonnant  – comme si ça suffisait pas que je lui ai torché les fesses quand elle était petite, faut maintenant que je torche les fesses de sa fille, à cette garce ! Voilà ce qu’elle a dit, Manireine. Ah, pour une garce, c’est une garce ta mère ! Et si c’était pas la petite sœur de Manireine, moi je dirais bien un autre mot.

-L’autre mot, il n’est pas poli. Manireine crierait : « Va te laver la bouche ! ».

Des fois on reçoit des cartes postales de ma garce de mère, ou de l’autre mot pas poli que Claudia dirait bien à propos de ma garce de mère, avec des paysages ou des bébés animaux « Tout va bien, pays superbe, pense bien à vous, embrassez la petite pour moi, elle a dû grandir, bizzz ». Manireine secoue la tête en soufflant et  met la carte sur le frigidaire.  J’aime bien celle avec les petits chats qui miaulent quand on appuie dessus.

 

Sur la terrasse,  les femmes parlaient doucement, assises avec les jambes étendues raides devant elles. Les nattes de la coutume s’entassaient contre le mur. Céline les comptait et notait sur une feuille de cahier le nom des familles et des clans, ceux à qui il faudrait envoyer des pochons de viande, ceux qu’il faudrait inviter au kaikai des Cinq Jours, ceux à qui on redistribuerait des nattes.  A mon approche, la vieille Olive s’est levée. Elle a posé sa tête sur ma poitrine qu’elle cognait  avec son poing fermé comme si elle voulait entrer : Oh, masta i ded, masta i ded. Oh ! Father blong yumi…. Elle était minuscule, la vieille Olive et toute ratatinée. Et si âgée qu’on disait qu’elle a tout connu, même  les cannibales. C’était elle qui avait torché les fesses de Manireine, quand elle était petite.Elle sentait la fumée et l’huile de coco. Peut être que Dieu aimait bien les chocolats au coco et qu’il les gardait pour les sucer en dernier, comme moi avec le jaune de l’œuf au plat ?

Je me suis dégagée et j’ai poussé la porte.

On l’avait allongé sur le lit, tout enveloppé de dentelle blanche. Seuls son front et le haut de son crâne dégarni étaient découverts. Ils étaient devenus violet foncé.  On aurait vraiment cru une momie et je ne sais pas s’il aurait aimé tous ces frous-frous mousseux. Mais ça n’avait vraiment pas d’importance, je pense. A côté de sa tête, une chaise vide. Pour Manireine quand elle reviendrait. C’est là que j’ai déposé mes feuilles de songe et les plumes de Tassalé. Au pied du lit, sur une petite table, au milieu des couronnes et des bouquets fleurs qui s’accumulaient, la photo en noir et blanc de quand il avait vingt ans, enguirlandée de colliers de coquillages. Elle ne lui ressemblait plus, sa photo, elle ressemblait à Will.

-Et à toi, pouffait Claudia quand elle l’époussetait. Tous pareils, vous, les blancs ou presque blancs avec votre nez long et vos yeux pâles…

Edna avait commencé les prières, sa voix comme un murmure qui roulait des cailloux. Les hommes debout, les mains croisées sur le ventre, baissaient la tête. Les femmes recroquevillées dans les fauteuils, reniflaient dans leurs mouchoirs ou se tenaient par les épaules. Ça sentait les lys et la cire des bougies dont les flammes tremblantes faisaient vaciller les murs chaque fois que quelqu’un entrait ou sortait. Et ça défilait

Ça finissait par me peser tous ces grelots de sanglots, ces marmonnements, ces fumées et ces fantômes. Personne ne faisait attention à moi. J’avais mal à la tête et, en entendant mon ventre gargouiller, je me suis souvenue que je n’avais rien avalé depuis le matin.

Dans la cuisine vide, j’ai appuyé sur la carte petits chats miauleurs, j’ai attrapé un bout de pain et un steak figé dans la graisse froide. Je le partageais avec Alto, le chien qui s’était faufilé en douce sous la table. Je me suis enroulée autour de lui, à l’abri dans la chaleur de ses poils, dans sa bonne odeur de chien mouillé et je me suis endormie en écoutant la pluie qui battait les tôles du toit.

–       Mais qu’est-ce que tu fous là-dessous ?

Will me tirait par un pied. Je me redressais d’un bond et m’assommais contre le plateau de la table. Alto, plus rapide s’était déjà carapaté, la queue entre les fesses. Je m’extirpais de mon refuge en me frottant la tête, éblouie par le soleil qui se déversait des fenêtres en longues coulures soyeuses. Et derrière Will, sous son bonnet de laine…

–       MANIREINE !

Je me jetais contre elle, m’enfouis le visage entre ses seins pour qu’elle m’engouffre tout entière.

–       Manireine, t’étais où ? Je t’attendais ! Je savais pas où t’étais ! J’ai pas mangé ! Les cousines ont oublié. J’ai écrabouillé un œuf, j’ai tout rangé dans la chambre. Tassalé, il a arraché les plumes de la queue du coq. Et puis ils font que de pleurer et Will aussi parce que son père est mort..

Elle m’a repoussée un peu et a baissé vers moi un regard qui n’avait plus de couleur, lavé par la pluie et tous les océans du monde.

–       Tu sais, Petite, c’était le tien aussi.

J’ai levé le nez, j’ai craché en l’air aussi fort que j’ai pu. Le molard m’est retombé sur une joue en même temps qu’une baffe sur l’autre. Puis quatre bras m’ont happée et serrée, serrée fort. A moitié étouffée, j’ai murmuré :

– C’était pour qu’il rejoigne les nuages, pour mélanger ma salive à celle de Dieu et au souffle des morts. C’est toi qui me l’as dit, Manireine.