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Variations sur la sacoche, texte de Mireille ROLLY

Mireille Rolly vient à l’atelier d’écriture EEO pour développer son talent littéraire, avoir des conseils, partager. C’est une fidèle des séances du samedi et elle a une plume prometteuse.

 

Hypo et hyper.

 

« Nous sommes déjà à la mi-mars, pensa Jacques, et il fait toujours aussi chaud. »

Désirant sortir de son bureau trop climatisé, il décida d’aller s’asseoir sur un banc de la place des cocotiers afin d’y avaler son sandwich-déjeuner sous la pseudo fraicheur des banians ombrifères.

Il avait tout de suite remarqué un sac en toile, abandonné là, par un précédent flâneur. Le sac paraissant sinon neuf du moins très propre, il avait tout d’abord supposé que son propriétaire viendrait le rechercher rapidement.

Son ventre calé, et les dernières nouvelles de ses amis Facebookiens décortiquées sur son téléphone mobile, il reprit contact avec l’entourage extérieur. Le sac n’avait pas bougé. Il le prit et  fit un rapide inventaire de son contenu. Il en sortit trois feuilles roses de soin dont l’une avec une ordonnance et deux boîtes de médicaments. Un nom, une adresse mais pas de  signature. « Si elles avaient été signées, j’aurais pu les déposer directement à la Cafat, pensa-t-il,  bon j’en fais quoi maintenant ? C’est peut-être important pour ce malade. » Il observa l’adresse, c’était rue de la Luzerne à Robinson. Il connaissait bien cette rue, vu qu’il l’empruntait tous les jours pour se rendre à son domicile. Toujours prêt à rendre service, Jacques décida d’y déposer le sac, le soir même.

 

La rue de la Luzerne était une sorte d’artère principale desservant des rues moins larges, dont la sienne. Le numéro correspondait à celui de « la maison de poupée » comme il l’appelait dans le sens où elle aurait pu servir de modèle à un dessin animé de Walt Disney. Le gazon semblait être taillé avec l’aide d’un niveau de maçon. Rien ne dépassait des bordures.  Parfaitement ratissée sans aucune feuille morte, la pelouse était toujours d’un beau vert tendre. Cela faisait sérieux,  même les nains de jardin trônant à côté du faux-puits peint en rose semblaient se tenir à carreau. Il sonna. Par une fenêtre à peine entrouverte, une tête complètement emmitouflée dans un paréo orange sortit à peine.

  • Vous voulez quoi?
  • Bonsoir, Madame, j’ai trouvé ce sac avec des médicaments et des feuilles de remboursement au nom de Camille Trouvère.
  • Ben oui, c’est à moi, posez-le de l’autre côté de la barrière, je viendrai le chercher. Excusez-moi mais avec le virus, le covid 19 là, je ne sors pas.
  • Je comprends, mais ici, personne ne l’a encore attrapé.
  • Ben si, justement, ils ont dit à la radio, il y a des malades, des gens d’ici, une pharmacienne en plus.
  • Ah bon, je ne savais pas, je regarderai les infos ce soir. OK, au revoir alors.
  • C’est ça, au revoir.

Une fois, la tête disparue, la fenêtre se referma précipitamment,  et Jacques, un peu déçu par cet accueil un peu trop cavalier remonta dans sa voiture.

Dès son arrivée chez elle, Camille s’était précipitée dans la buanderie pour ôter tous ses vêtements et les avait mis à tourner à 60°.  Après s’être lavée de la tête aux pieds au savon de Marseille puis à la Bétadine, elle avait enfilé une robe mission propre et s’était entourée  entièrement la tête d’un paréo, comme si ce bout de tissu était pourvu de pouvoirs magiques aptes à la protéger.

A présent, elle se posait mille questions, que faire avec ces feuilles et ces médicaments ?

Dans sa tête, c’était la Bérézina.

Elle se flagellait elle-même, pestant contre le fait qu’elle avait changé de pharmacie  juste au mauvais moment, le jour où cette pharmacienne avait été déplacée vers le Médipôle pour cause d’infection virale. Elle avait presque assisté à son départ en ambulance peu après la vente de ses médicaments. Ainsi, l’oubli de son sac, n’avait en rien été  surprenant ; après l’écoute des infos du journal de midi sur son portable, sa frayeur avait été telle que l’obsession de rentrer chez elle, avait primé sur tout le reste. Elle se sentait menacée,  une sorte de mauvais présage l’enveloppait.

 

– Et dire qu’elle était juste devant moi, pensait-elle sans cesse, c’est sûr qu’elle m’a soufflé dessus avec son grand nez, avec tous mes  soucis de santé, je l’ai attrapé ce virus, je le sens. » Depuis trois mois, elle suivait avec grand intérêt les nouvelles locales, nationales et internationales qui parlaient de la maladie. Plus les jours passaient, plus les morts s’entassaient dans les fosses communes et plus son angoisse croissait. La peur commuée en panique  la prenait à la gorge, bloquant toutes ses facultés à raisonner normalement.  Elle avait déjà anticipé le confinement en dévalisant les supermarchés. Dans la chambre vide de sa fille Corinne, les sacs de victuailles s’entassaient sur près d’un mètre de hauteur. « On ne sait jamais. » était son maître mot.

 

Enfant, Camille avait perdu sa mère d’un AVC fulgurant. Ce traumatisme était resté caché dans une partie de son cerveau. Petit à petit, elle perdit le sens de sa propre valeur. Elle avait semblé s’en sortir pas trop mal, jusque  vers ses vingt-cinq ans où des soucis de santé surtout au niveau de son système respiratoire avaient commencé à lui gâcher la vie. Après la naissance de Corinne, la peur de la perdre  lui avait déclenché des crises d’asthme.  La naissance de l’enfant, avait également  amplifié sa phobie de la saleté. Même Monsieur Propre n’aurait pas tenu la distance chez elle. Les biberons étaient stérilisés deux fois, le bébé n’avait jamais pu  marcher à quatre pattes par crainte qu’il ne se salisse. Il  passait des bras au parc (désinfecté tous les jours à l’eau de Javel), puis à son lit. Elle faisait trois machines par jour.  La troisième chambre s’était commuée  en un immense étendoir. Elle passait plusieurs heures par jour à nettoyer sa maison de fond en comble. Elle portait sur ses robes mission, une « ceinture de ménage » empruntée au  modèle des ceintures porte-outils des charpentiers. Ainsi, toujours à porté de main, elle avait son chiffon et son produit nettoyant. Elle était une habituée de Véga où, les employés l’appelait par son prénom. Elle était imbattable sur les qualités et les défauts de leurs produits d’entretien. Tous les jours, à cause des acariens, les lits étaient faits au carré, la poussière était enlevée de partout, même sur les ampoules. Au début de son mariage, si elle agissait de la sorte, c’était surtout par besoin de reconnaissance. De s’entendre qualifiée de très propre la valorisait en tant que femme, néanmoins progressivement, ce sentiment c’était estompé. Il avait été recouvert par la chape que représentait l’énormité de la tâche quotidienne à fournir.

Pour la petite, elle avait exigé de déménager loin des fumées de l’usine de Nickel. La maison des rêves devint vite une demeure cauchemardesque pour Bertrand son mari. Le dehors devait être comme l’intérieur, aussi propre et bien tenu. Autant Bertrand l’avait laissé vivre  son délire d’absolue propreté dans leur ancien appartement autant lorsqu’elle exigea de lui qu’il passât des heures à tondre l’herbe, repeindre les nains et la clôture tous les six mois, laver les façades à la lessive Saint Marc, il s’énerva intérieurement. Il partit de plus en plus souvent à la pêche ou à la chasse avec ses copains pour des week-ends entiers. Autour des feux de camps, ils faisaient la fête tous ensemble.  Se sentant libéré, il se plaisait  à laver la vaisselle à l’eau de mer et à marcher pieds nus. Ces absences ajoutaient de l’eau au moulin de Camille, elle avait un argument supplémentaire à ajouter à sa complainte habituelle de malheurs récurrents.  Petit à petit,  sans jamais avoir été d’une amabilité débordante, elle devint insensible aux sentiments des autres. Ses paroles n’étaient que plaintes, elle seule semblait exister sur terre. Etant devenue, de moins en moins agréable  et   de plus en plus déprimée, ses amis cessèrent de la voir. Elle passait ses week-ends entre ses chiffons et son « mop », une visite  rapide à son père  et  les parcs à jeux pour Corinne.

Il arriva que son mari, menuisier chez Benétoune, se sectionnât un doigt sur son lieu de  travail. Il n’en  fallut pas plus à Corinne pour le voir déjà à l’agonie. Elle avait enfin une histoire forte à raconter. Néanmoins, elle se rendit vite compte qu’elle avait, de ce fait, perdu le haut de l’affiche. Toutes les personnes rencontrées ne parlaient que de Bertrand par ci et  de Bertrand par là. C’était trop, elle en développa un mal de dos invalidant. Elle fit connaissance avec tous les  corps de métier du milieu médical, kinésithérapeute, ostéopathe, acupuncteur,  orthopédiste, urologue, endocrinologue, neurologue, oncologue. Analyses, échographie, radiographie se succédèrent sans succès.  Le mal de dos s’avéra parfait pour désarçonner tous les médecins et passer  plus de temps à se plaindre auprès du personnel soignant. Ici, comme il n’y a pas vraiment de contrôle des actes de santé, on peut aller consulter autant de spécialistes que l’on veut, quand on veut, elle s’en donna à cœur joie. Bertrand, fragilisé par sa petite infirmité, ne supporta pas cette nouvelle lubie. Peu de temps avant la reprise de son travail, il quitta  Camille, d’autant plus facilement que sous la couette, il ne se passait plus grand chose d’heureux. Il avait l’impression de faire l’amour à une poupée gonflable. Son incapacité à la détendre lui pesait, il ne se sentait plus reconnu dans sa masculinité et de moins en moins vivant. Le plus difficile fut de ne plus voir sa fille tous les jours. La laisser entre les griffes aseptisées de sa femme lui faisait beaucoup de peine. Deux ans plus tard, à quinze ans, elle partit vivre avec lui.

Les maladies fictives de Camille emplirent le vide de son cœur.  Elle souffrait toujours du dos et le jardin n’arrangeait rien. « Les médecins, tous des incapables » pestait-elle toute seule au moins dix fois par jours. Parfois la souffrance était telle, qu’elle n’arrivait plus à monter sur l’escabeau pour essuyer les ampoules c’est vous dire, si la situation était désespérée.  Pendant les périodes de sècheresse alors qu’elle passait beaucoup de temps à arroser, la monotonie de la tâche l’amenait à un essai d’auto-évaluation de sa vie. Elle était incapable de se dire si elle était heureuse, si cette vie lui convenait ou non.  Néanmoins, elle n’avait pas la force d’envisager de changer quoi que ce soit. Elle se sentait épuisée, sans élan et embrouillée dans ses sentiments.

– Il me faudrait quelqu’un de gentil près de moi, pensait-elle parfois. Cette nouvelle idée était peut-être l’amorce d’une prise de conscience.

Son généraliste essaya bien de lui faire comprendre que si tous les examens étaient négatifs, c’était peut-être tout simplement parce qu’elle n’avait rien sur le plan pathologique, et de fait, une consultation chez un psychologue était souhaitable.

  • Un psychologue, lui avait-elle répondu furieuse, jamais de la vie, je ne suis pas folle.
  • Il ne s’agit pas de folie, Madame Trouvère, mais de traumatisme émotionnel, pensez-y, je vous dis cela pour que vous alliez mieux, c’est bien ce que vous voulez n’est-ce pas ? Il est possible que le choc émotionnel ressenti lors du décès de votre maman pendant votre jeunesse ait développé chez vous ce que l’on appelle de l’hypocondrie.
  • C’est ça, oui, vous dites cela parce que vous ne trouvez rien. Je ne suis ni une folle, ni une menteuse.
  • Je n’ai jamais dit rien de tel, Madame Trouvère, les hypocondriaques ressentent vraiment la douleur mais elle est générée non pas par une maladie mais par leur système nerveux. Il existe des techniques psychologiques comme par exemple EMDR qui fonctionnent bien, pour en venir à bout. Renseignez-vous.
  • Combien je vous dois pour la consultation ? Donnez-moi l’ordonnance pour cette grippe, s’il vous plait. Tout en se levant précipitamment, elle ajouta en insistant sur le premier mot : adieu docteur.
  • A bientôt, lui répondit-il narquois.

Camille ne s’était pas encore décidée à aller chercher le sac dans le jardin. Pour sûr, le sirop lui ferait du bien, mais que se passerait-il si elle touchait les feuilles et les boites probablement infectées ? En même temps, elle l’était peut-être déjà. « Il ne manquait plus que cela, se dit-elle, qu’est ce que je vais devenir toute seule, si je suis  malade ». Elle téléphona à sa fille,  à son père  puis à sa sœur pour les prévenir de ne pas venir la voir. La pandémie n’était qu’à son début, elle  y aura  bonne matière à s’angoisser encore longtemps.  Wouah, que de malheurs  en perspective à raconter!

Sur  la table de la cuisine, elle étendit des feuilles du journal les « Nouvelles Calédoniennes ». Elle se lava les mains  en appliquant tous les soins conseillés par les spots publicitaires du ministère de la santé, les enduisit de  gel hydro-alcoolique,  enfin elle mit des gants en latex. Elle sortit de ses placards divers objets et avec la minutie d’une reconstitution de scène de crime mima tous les gestes qu’elle avait à faire.

Le soir tombait, elle sortit presque en catimini de la maison,  se saisit du sac en faisant très attention à ne pas le toucher avec ses vêtements, et courut dans la cuisine.

Du bout des doigts, elle le vida sur la table, avec précaution, elle positionna les feuilles de remboursement face à elle et les prit en photo, ouvrit les boîtes de cachets et les renversa dans une assiette propre. Avec la pince à nems, elle extirpa le flacon de sirop et le déposa sur le rebord de l’évier. Elle jeta ses gants au milieu de la table. Remit du gel sur ses mains, et  enfila des gants  propres. Enfin, le sac et  son contenu furent roulés dans les feuilles de journaux, et placés dans une poche poubelle qu’elle alla directement déposer dans le conteneur communal. De retour dans sa cuisine, elle nettoya son portable et la bouteille de sirop à l’alcool, jeta ses gants, se relava les mains, remit du gel puis gagna sa chambre.

Là, elle avala une rasade de sirop pour la toux à même la bouteille et s’allongea sur le lit pour y attendre la mort, mais une fois de plus, celle-ci mutine et peu encline à la facilité, l’épargna.

Le soir, aux infos télé, Jacques eut la confirmation de la nouvelle du  premier cas de covid autochtone. Dans son discours le Président du gouvernement annonçait la préparation au confinement sur tout le territoire. Il repensa au regard triste et perdu de Camille. Il  s’émut encore de son dépit.

– J’aurai enfin le temps de m’occuper du jardin, pensa-t-il, un peu de gaieté dans cet espace tristounet serait pas mal. Pourquoi pas deux ou trois nains de jardin ? J’irai demander à Camille où elle a acheté les siens.

Nota, en mars 2020, une fausse information circula dans les média, prétendant qu’une pharmacienne était le premier cas de covid 19 autochtone en Nouvelle-Calédonie. Trois jours plus tard, cette information fut démentie néanmoins, elle devint le déclencheur d’émeutes à l’aéroport de la Tontouta qui se soldèrent par la fermeture des frontières. L’aéroport fut partiellement fermé pendant plusieurs mois.