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Un Cheval poussif, de Nicole Chardon-Isch

Un cheval poussif (Nouvelle)
Rachel
La jeune femme entra au restaurant Rivland ; non pour déjeuner, mais pour rejoindre le groupe de sport sous le faré de la piscine, sous l’égide du coach tongien Antoine. Dans le hall elle salua les employés d’un élégant signe de la main et descendit les marches vers le pôle sportif du complexe. Il serait temps ensuite, après la douche, de déjeuner au calme dans la vaste salle du restaurant inondé de lumière.
Elle était préoccupée mais réussit à donner le change, s’acharnant dans l’accomplissement des exercices imposés : les allées et venues pour tirer un pneu vingt fois d’affilée, la musculation des abdo-fessiers près de la piscine, les élongations finales se firent de façon mécanique. Elle fut moins sensible à la drôlerie de Nadine et du coach et répondit de manière distraite aux questions d’Annick ; elle avait la tête ailleurs et un grand besoin d’isolement. Aussi se hâta-t-elle de quitter le groupe et, après quelques apprêts dans le vestiaire, elle s’isola à une table au fond du restaurant.
Un cheval poussif, le nez dans sa mangeoire, passait une retraite heureuse ; derrière la vitre du restaurant, il levait la tête de temps à autre et dardait sur les commensaux l’éclair velouté de ses gros yeux. L’esplanade où se trouvait le restaurant plongeait vers un profond redon lui-même surmonté de collines, à Gadgi.
La décoration, branchée, se composait de fauteuils noirs en osier. La couleur rayonnait : tables multicolores, éventail bariolé des serviettes, chemins de table au coloris divers et chatoyants. Un dais rose fait de quatre pans de tissu parme encadrait une table centrale, celle des amoureux.
Elle observait avec délectation l’agréable décor. Le long de la vaste salle, une garniture de rideaux blancs avec un liséré mauve séparait sans les cloisonner les zones fumeurs et non- fumeurs et les espaces intérieur et extérieur. Plusieurs tables étaient occupées par une clientèle blanche essentiellement. Non loin de là, des caldoches au parler épais devisaient, certains métissés et bouclés. Le porto lui tournant la tête, elle avait demandé du beurre et se délectait en l’étalant sur le pain craquant. C’était pour elle un espace de liberté : le sac poubelle, initialement prévu pour la déchèterie de Gadgi, atterrit dans une poubelle particulière. Honni qui mal y pense ! Depuis longtemps elle souhaitait découvrir le restaurant-hôtel de Rivland. Manger du pain et du beurre trompait son ennui ; elle était seule à table et faisait passer l’alcool rouge-vermeil de son porto. Elle commanda du pain garlic, de la salade verte, une blanquette de veau avec des épinards sautés et quelques frites. La salade, fraîche, verte et rouge frisé se révéla délicieuse ; ce chaud régal qu’elle s’octroyait de temps à autre avait un goût de résistance et la disposerait à l’inspiration. Depuis plusieurs jours en effet elle n’avait rien écrit et désespérait ; rien ne lui venait et ni le site enchanteur de ses montagnes, face à la Chaîne, ni la bonne humeur des membres du club de pilates, si enclins à rire, ne la déridaient. Pas une idée, point mort, degré zéro de l’inspiration.
Un âne gris, passant l’encolure sous celle du cheval, se joignit au festin dans l’auge qui ne désemplissait pas. Et les deux animaux entremêlés étaient la vivante image de la grâce. Un seau vert, jouxtant l’escalier de sportifs à l’arrière du restaurant permettait aux équidés de s’abreuver, et le cheval but longuement.
La dernière gorgée de porto avalée, elle apprécia la chaleur du liquide euphorisant et ensoleillé. Le sapin clignotait, enguirlandé. Des vases de décoration, posés sur des socles épurés, blancs, ponctuaient la décoration, apportant des notes chaudes et esthétiques. Les animaux quittèrent l’espace extérieur, rassasiés et descendirent se coucher dans la déclivité, à l’ombre d’un bauhinia bienfaisant. Je me régale, pensa-telle, et je n’ai encore rien écrit. Des épinards moelleux, une carotte savoureuse, du veau tendre en blanquette. Mais pas d’idée de départ.
– Il a eu son café, le 81 ?
La voix de la serveuse s’imposa dans sa rêverie. Les clients devenaient plus nombreux, des habitués de la table, des gendarmes. A tout hasard, elle fouilla dans son sac à la recherche d’un de ses petits carnets, réservoirs d’idées si propices à l’élaboration d’un plan ou point de départ d’une production qui fusait ensuite. Au fond du sac, rien ; dans les pochettes, rien, néant dans le compartiment zippé. Elle demanda, pleine d’espoir, du papier à Malia la serveuse ; on lui en apporta, cinq petits feuillets qu’elle examina. C’étaient des feuillets agrafés qui devaient servir à la caissière à faire ses comptes ; le papier, recyclé, provenait de documents divers mis ensemble ; de la récupération ; sur la couverture, dans un coin, le visage d’une femme à moitié représenté l’intrigua ; elle avait la peau mate, avec des traits plutôt antillais que mélanésiens ou polynésiens. Qui était-elle ? C’est alors que jaillit une fulgurance et elle se mit à écrire.

En se rendant à la boutique ce matin-là, Karim fut intrigué par la chaîne du cadenas qui pendouillait ; son coeur bondit : avait-il été cambriolé ? En dix-huit-ans d’existence, son entreprise avait traversé sans heurt le temps et hormis quelques incidents mineurs, un trou dans le grillage, de menus pots de terre emportés, il n’avait pas eu de problème. De plus, son employé, à qui il avait donné rendez-vous matinal pour décharger un container récemment arrivé du Vietnam, était invisible.
S’approchant de la grille d’entrée, il en poussa les battants et eut un vif mouvement de contrariété. La grande jarre, haute de un mètre soixante, dont il était si fier, avait été brisée ; une longue fêlure en zébrait le ventre rebondi et des traces liquides rouge sombre s’écoulaient le long de la paroi. Il toucha. Horreur ! C’était du sang ! Pris d’une soudaine intuition, il se hissa sur un banc de pierre qui jouxtait la jarre et découvrit horrifié un corps humain enfoncé et tassé dans la grande poterie : il n’y avait pas de doute, c’était Louis, son fidèle employé.

L’inspecteur relut ses notes ; un patient travail d’analyse et de recoupements le conduirait sûrement à la solution de l’énigme. Le coupable était à trouver dans l’entourage de Karim, voire un entourage très proche ; il en était persuadé.
La vie de Karim avait pris un tournant quand il rencontra Ketty, qui devint sa partenaire en affaires et lui donna deux beaux enfants. Lulu, dix-sept ans, sportive qui tenait physiquement de sa mère, les jambes solides, le minois avenant, étudiante en Australie. Et un garçonnet, Hassan, espiègle, adorable comme savent l’être les enfants adulés du haut de leurs cinq années. Il avait la forme d’yeux étirée de sa mère et le type méditerranéen de son père. Leur romance ne devait durer qu’une dizaine d’années. Il acceptait la situation sans se poser de questions, il ne voyait aucun moyen de répondre à ses attentes et aux accusations silencieuses qu’elle faisait peser sur lui ; il ne comprenait pas la rancœur qu’elle manifestait envers ses frères, lui qui avait été élevé dans le respect d’une famille soudée.
Ketty avait jaugé Karim et le trouva à son goût, à tous points de vue : bel homme, belle situation. En se mettant avec lui, elle bénéficierait d’une famille, d’une confortable situation sociale, d’un réseau d’influence. Brune, forte, la costaude fit sa cour et il se laissa tenter par ses rondeurs ; experte par expérience, elle le conquit par les sens et la flatterie ; la rencontre eut lieu dans un magasin de confections en Haïti où il travaillait ; émigrant en Nouvelle Calédonie, ils devinrent partenaires dans la vie et dans les affaires une vingtaine d’années durant. Il ne remarqua ni son absence de coquetterie, ni sa figure fermée et peu amène, ni son avidité ; une grosse bosseuse, admit-il ; mais le désir d’enfant de Ketty mit à mal leur relation ; il jugeait inconvenant d’être parent alors que l’entreprise démarrait à peine. Passant tout son temps sur la surface, il renonça tôt à franchir les murs qui les séparaient et qui allaient grandissants. Il regretta amèrement d’avoir laissé aller les événements sans réagir. Il avait complaisamment abdiqué une part de sa personnalité pour une femme dirigiste qui ne devint au fil du temps que la partenaire de travail et la mère de ses enfants.
Jamais en effet on ne vit couple plus mal assorti. Non pas qu’elle fût laide ; tout au plus disgracieuse, sans élégance ni goût esthétique. Un tantinet vulgaire, plutôt ronde ; son audace et sa sensualité plurent et ils s’accordèrent, tant dans les nuits torrides que dans le travail acharné. Ils montèrent uns société de poterie et importèrent tant d’Espagne que d’Indonésie, mais surtout du Vietnam, de la poterie dont raffolaient les néo-calédoniens désireux d’embellir leur environnement.
L’inspecteur sourit. Il savait vers qui diriger son enquête.
Aussi le lendemain convoqua-t-il le gérant de la société Veralu qui faisait face à la poterie. Dans le bureau climatisé l’interrogatoire commença.
– Depuis combien de temps votre société est-elle installée au Mont-Dore ?
– Cela fait sept-ans.
– Connaissiez-vousM.Kéfour ?
Bien sûr, il tient la poterie en face.
– Quels rapports avait-il avec son employé, M. Louis Almedo ?
– C’était un patron exigeant, mais je crois qu’ils s’entendaient.
– N’avez-vous jamais entendu de disputes, de menaces de la part de l’un ou l’autre ?
– Vous savez, je suis à mes affaires, derrière mon bureau ou avec mes clients. Je ne m’occupe pas des affaires des autres.
– Et l’ex-compagne de M. Kéfour, la connaissez-vous ?
– Oui, avant leur rupture et la fermeture de l’entreprise, qui a duré près d’un an, elle venait souvent, c’est normal.
– Décrivez-la moi.
– C’est une femme d’une quarantaine d’années, une haïtienne forte et trapue, au visage revêche ; elle travaillait avec lui ; ils ont deux enfants.
– Où étiez-vous dans la nuit du 6 au 7 décembre ?
– J’ai fermé à 18 heures, je suis passé prendre ma femme au tennis et je n’ai pas bougé de chez moi jusqu’au matin, où je me suis rendu au travail à neuf heures.
– Bien, merci pour votre déposition. Prenez ma carte au cas où un détail intéressant vous reviendrait.
L’inspecteur resta songeur. La réussite de la poterie suscitait beaucoup de jalousie et les entreprises alentour se réjouissaient du redressement judiciaire qui avait eu lieu ; le crime aurait-il eu pour mobile la déstabilisation de la nouvelle entreprise ? On tuait pour moins que cela. Avait-on voulu s’en prendre directement à Karim, s’était-on trompé de cible ? Qui avait intérêt à neutraliser un manutentionnaire vénézuélien dont les papiers étaient en cours de régularisation ? Il donna quelques coups de téléphone et sortit. Il se rendait à la poterie. Il y trouva Karim qui chargeait la marchandise juste achetée par une cliente, dans le coffre d’une voiture.

La terre du Mékong, dense, douce et aisée à travailler, emplissait le dock et l’entreprise ; il fallut bientôt agrandir, couvrir l’ensemble de vastes toits charpentés et embaucher deux ouvriers ; la manutention, fréquente et délicate, requérait des bras puissants et une attention de tous les instants. On trouvait là des jarres à l’ancienne, des fontaines rococo blanches et d’autres en terre cuite recouvertes d’une patine bronze. Qui voulait une ambiance de ferme pouvait acquérir ces charmants animaux à parsemer sur le gazon : lapins, canards, mignons cochons et grasses vaches, petits paniers et corbeilles bucoliques. Qui désirait recréer le temps jadis des pionniers nantis et des habitations coloniales savait où rechercher une jarre ventrue et rebondie, aux proportions généreuses. L’usage d’un diable, de bras vigoureux et un service de livraison immédiate avait correctement amorti l’achat d’un pick-up.
– Bonjour M.Kéfour. Encore quelques questions.
– Je finis avec cette dame et je suis à vous.
– Pourquoi votre ex-compagne s’est-elle installée à Maré ?
– Je crois qu’elle a monté une affaire de coquillages avec son homme.
– L’avez-vous vue récemment ?
– Mon frère m’a téléphoné il y a deux jours ; il l’a vue à la boulangerie, sans mon fils ; le même jour elle s’est permise de venir se promener devant la poterie ; quelle audace !
– Je vous en prie, M. Kéfour ! Lui avez-vous parlé ?
– Non, je ne veux plus rien à faire avec elle ; d’ailleurs mon avocat me répète d’éviter la provocation. « Fais pas de connerie, Karim ! Laisse faire la justice. » Je suis sûr qu’elle est impliquée dans le meurtre de mon gars !
– Ce sera à nous de le prouver.

Le passé de Ketty avait fasciné Karim. Un mélange de commisération, de révolte, l’envie de la protéger, la séduction qui émanait de son corps pulpeux, ses caresses violentes et irréelles séduisirent Karim. Elle savait lui donner du plaisir ; elle s’avéra être aussi une efficace partenaire de travail ; leur mésentente tenait de traits de caractère opposés, de deux cultures parallèles qui ne se rencontrèrent jamais.
Autant Ketty était fermée, rude et rêche avec la clientèle, peu cultivée, sobre et négligée dans sa tenue, n’accordant de place qu’au profit, autant Karim excellait dans la curiosité culturelle, la communication et la séduction, qu’il maniait de façon naturelle, comme un atout de vente. Il savait déchiffrer l’hésitation, faire un compliment, suggérer, s’en aller et revenir, donnant l’estocade et laissant toujours la cliente ravie.
« Tout est dans le regard », disait-il, conscient de servir de sa séduction pour décider une cliente à l’achat compulsif. Quant à Ketty, elle déplaisait à la clientèle par son mutisme et son visage fermé ; minimaliste, elle répondait de façon neutre, sans effort apparent. Sa gourmandise augmentait son embonpoint.
– Sors de ma surface, tu fais fuir les clients avec ta face de singe !
Elle pâlit sous l’insulte et porta plainte pour haine et injures raciales, ce qui valut à Karim une mise en garde du commissariat.
Si elle désira très vite un enfant, puis un second, il laissa aller les choses, avide de sa liberté et du partenariat efficace qu’elle lui proposait. Maîtrisant l’anglais elle était chargée des démarches administratives, des commandes, du suivi des conteneurs ; elle apprit vite les secrets de la vente et de l’import-export ; il la modela et elle fut excellente élève, ce qui mua progressivement leur relation en partenariat commercial.
Formaient-ils un couple classique ? L’inspecteur releva plusieurs facteurs qui contribuèrent à les désunir. La présence de ses quatre frères et l’unité familiale qu’il maintenait avec eux, privilégiant les bonnes bières du soir avant de rentrer au domicile mettait Ketty en rage ; dans les fêtes et sorties, elle se sentait frustrée de la complicité fraternelle, mise à l’écart, terne et sans relief. Communicatif et jovial, il maniait avec aisance la parole et attirait tous les regards, tandis qu’elle restait esseulée dans son coin, effacée et muette. Jamais il ne lui proposa de l’épouser, hommasse, directive mais efficace. Associés à part égale dans l’affaire fructueuse ils reléguèrent peu à peu leur amour pour devenir des camarades de travail. Mais pas d’échange culturel, pas d’intimité dans l’espace spirituel de l’un et de l’autre ; une simple cohabitation où l’une avait des attentes tandis que l’autre s’accommodait de l’existant. Ketty avait du mal à se souvenir de la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour ou échangé un baiser. Quand il venait la voir à Maré, avant leur rupture, il prenait soin de ne pas la toucher ; blessée et profondément humiliée, elle aurait mijoté sa vengeance.

Accoudé à la grande table de la terrasse, face à la baie des Citrons, Karim contemplait le jardin planté de palmiers et d’un majestueux olivier. Cela faisait près de vingt ans qu’il l’avait fait construire, avec Ketty, en bois et briques rouges des îles sur deux niveaux ; c’est là que leurs deux enfants avaient passé leur enfance, qu’ils s’étaient adonné à des jeux sonores dans la piscine et dans la cour. Il avait construit sa maison pour les siens, en béton rouge brique orné de persiennes en alu et verre, à l’écart du quartier, haut-perché sur la colline qui dominait la mer par-delà un bois à la végétation xérophile. Le soir, des paquebots lumineux se voyaient dans la baie à travers les palmes d’un chamaerops planté non loin de la piscine, éclairée par des spots judicieusement posés et le clair d’une lune bien pleine. Des appartements dans la lointaine métropole et une villa supplémentaire étaient venus s’ajouter à leur parc immobilier. Et Karim se félicitait de sa réussite. Mais l’idée de devoir se séparer de cette maison le perturbait.
Il songeait. Vingt déjà, et voilà que tout volait en éclats. Karim faisait le point sur sa vie ; ivre de grand air, il s’était levé tôt ce dimanche, contrairement à son habitude. Préoccupé il n’avait pas bien dormi et comptait sur l’air marin et le sport pour y voir plus clair ; il s’agissait d’analyser une situation devenue compliquée qui l’énervait au plus haut point. Il souffla et s’engagea sur le sentier littoral. Son histoire se passait à un moment où les personnes concernées ne se donnaient plus le temps d’aimer et de se comprendre. L’usure du quotidien, la différence des cultures, la priorité accordée aux rencontres entre frères mais surtout le caractère froid et dominateur de Ketty, qui n’avait pas gagné en grâce avec les années, avaient eu raison de leur passion. Leur relation était devenue ennuyeuse, sans éclat et ils n’étaient plus que des partenaires de travail. Par-dessus tout il entendait garder son indépendance.
-Tu es arrogant et fier, lui répétait Ketty qui n’appréciait pas son caractère hautain et son indépendance.
Il passait le plus clair de son temps dans son entreprise d’importation-vente de céramiques et terres cuites, consacrant le début de ses soirées aux livraisons ; la journée se terminait immanquablement par le rituel de la bière, avec ses frères ou des amis. Les cheveux frisés au gel et les tempes grisonnantes, les yeux en amande fermés en de fins rubans noirs, le torse long et mince, les bras de taille moyenne et musclés par des années de manutention en faisaient un homme séduisant et communicatif ; la confiance d’emblée s’installait.
A l’aube de ses cinquante ans, il doutait cependant, ayant peur de vieillir ; le travail acharné qu’il menait depuis des années, le choc de sa rupture avec Ketty, l’éloignement forcé de ses enfants-Ketty faisait un véritable travail de sape auprès de leur aînée, Lulu, qui ne lui parlait plus- lui avaient fait prendre en un an un sérieux coup de vieux. Cherchant à se rassurer devant le miroir, il n’y parvenait qu’à moitié. Ses joues mal rasées, son amaigrissement soudain, ses yeux cernés et gonflés en disaient long sur son tourment intérieur. Dans ses cheveux et ses tempes se glissaient de fins poils gris ; son amie Rachel, ses amis et ses clientes pourtant le rassuraient, lui répétant que ses cheveux poivre et sel augmentaient encore son charme ; de plus, habile commercial, talentueux, il avait aiguisé sa stratégie de vente dans la fréquentation d’une clientèle nombreuse, bigarrée, essentiellement féminine et bonne acheteuse.
– Pourvu qu’elle ne fasse pas couler ma boîte !
Il se rappelait le message arrogant de Ketty qui voulait vendre ses parts de l’entreprise commune à un prix exorbitant.
Né à Carpentras d’une famille kabyle expatriée en France à la fin du XXème siècle, Karim, après s’être amusé dans les boîtes de nuit métropolitaines, après avoir dansé sur des musiques de Nougaro, Stephan Eicher, Indochine, après avoir exploré les délices de beautés belges et provençales, avait suivi l’épopée d’un oncle installé en Haïti puis, de là, il avait pris racine en Nouvelle Calédonie. Son père, droit, sévère, avait élevé ses onze enfants dans le respect le plus strict du travail et de l’honneur. Karim avait hérité de sa mère restée menue, ses pommettes hautes, ses dents du bonheur et sa grande sensibilité ; son père lui avait inculqué l’énergie, l’ambition qui pousse à s’élever au-dessus de sa condition, la rage de réussite.
C’était un homme séduisant que ne desservait pas une certaine timidité. Scrutateur, méfiant, il ne s’engageait pas aisément, déployant cependant toutes les subtilités de la communication et de la psychologie pour emporter une vente. Aussi nombre de gens, respectueux mais s’enhardissant au fil des années lui disaient :
– Mais qu’est-ce que tu fais avec cette fille ? Un gars beau et bien comme toi, tu vaux mieux… Faisant fi des propos moqueurs, il avait laissé s’installer une situation terne et convenue. Le sens de l’honneur, la confiance en sa partenaire, l’attachement à ses enfants n’étaient pas étrangers à ce laisser-aller face à une situation terne.
Ketty dont il était séparé depuis quelques mois, n’avait jamais fait l’unanimité. Elle portait sur la vie un regard apparemment dépourvu d’émotions et regardait les gens sans aménité.
Karim, quant à lui, plaisait spontanément. Sa couleur dorée, son sens de la communication et de l’observation, son apparent détachement en faisaient un maître en stratégie commerciale ; aussi, il ne resta pas longtemps debout derrière un stand de vaisselle auprès des hypermarchés haïtiens ; recruté par un magasin de vêtements à Port-au-Prince, la capitale, il affina à la fois ses connaissances en tissus et étoffes, sa connaissance commerciale et physique de la femme, accomplissant au passage quelques hauts-faits sexuels, puis il monta son affaire au Mont-Dore, réussissant brillamment dans l’importation-vente de poteries, venues du Mekong, du Maghreb ou de la péninsule ibérique. Il va sans dire qu’il mit souvent à profit son potentiel de séduction pour remporter une vente. Son fort pouvoir d’attraction lui attirait la sympathie des clients et clientes qui lui faisaient volontiers des confidences, tant sociales que personnelles ; son entreprise devenait alors une nécessité sociale, et l’on venait voir le bel homme, et l’on se promenait parmi les allées de poteries rebondies, sensuelles et venues du bout du monde, pour s’extasier, se reposer, raconter les derniers potins ou événements, ou encore pour s’épancher. Il était psy malgré lui. On comprend pourquoi Karim, qui était du soir, se couchait tard, travaillait intensément, avait un regard aiguisé sur la société calédonienne sans se déplacer. Tout lui était rapporté et son réseau de relation s’étendait, sa capacité d’analyse s’affinait chaque jour.
Maintenant, tout était remis en question.

Son affaire vacillait. Des marchés perdus, des commandes retardées; cet épisode de sa carrière n’était pas aisé. C’en était fini de la longue traversée tranquille; maintenant il devait maîtriser tous les sujets, de la comptabilité aux ressources humaines, en passant par la formation de son ouvrier. Les impôts le pressuraient car sa déclaration ne coïncidait pas avec celle de Ketty; la conjoncture du couple en déliquescence impactait tous les aspects de sa vie.
Sans parler de la nécessité d’anticiper les commandes, de redonner confiance aux fournisseurs, refroidis par les propos fielleux de son ex-associée. Se prendre les pieds dans les tapis, des mois durant, l’avaient aigri et aguerri en même temps; il était conseillé par des gens qui ne voyaient le problème que par le prisme de leur propre domaine ; seul son avocat parvenait à démêler l’écheveau inextricable et à lui apporter une aide lente mais efficace.
Ainsi l’on s’acheminait vers une répartition des biens entre les enfants, une propriété restant sous la gérance commune, tandis que Karim remportait le rachat de l’entreprise.
Ces longs mois de procédure judiciaire l’avaient usé.
Quel intérêt, alors que la réouverture était prometteuse, se débarrasser de son manutentionnaire ? Cela ne tenait pas la route ; il fallait tabler sur une autre piste, celle de la rancœur.

Karim
A la station-service de Boulari, la conversation allait bon train ; les trois hommes avaient bu six bières et, grisés par l’alcool, la fatigue et l’air du soir, ils s’épanchaient en blagues et refaisaient le monde. Karim, qui avait travaillé toute la journée sur sa surface de poteries, goûtait particulièrement ces moments privilégiés de détente où il pouvait mettre à distance les confidences des clientes, venues en psychanalyse sous le prétexte d’acheter un vase, et oublier les tracas quotidiens causés par sa rupture avec Ketty. Il était accompagné de son frère Len, peintre et décorateur, et d’un ami, George, précieux bricoleur ; ces derniers avaient remis en état la maison de rapport que Karim n’habitait plus, pour l’accueil imminent de touristes ; le matin un karcher avait été loué et la terrasse nettoyée à grands renfort de puissants jets d’eau ; la piscine, verdie par les algues muries au soleil, avait été rafraîchie. Un traitement anti-termites avait complété les travaux du jour et les trois hommes se sentaient satisfaits.
– On a bien le droit de picoler un peu, non ?
– Pour sûr !
– Dis-donc, tu ne sens pas comme on est bien, entre nous ? C’est de bonnes énergies.
– On en a besoin en ce moment, avec le meurtre de Louis ; il est pas venu tout seul se fourrer dans la jarre !
– Ça non, ce n’est pas un suicide, pour sûr !
– Les chiens n’ont pas réagi, ils devaient connaître le meurtrier…
– Tu crois aux énergies, toi ? demanda Karim à George, pour faire diversion ; il lui déplaisait de parler d’un tel sujet brûlant. L’enquête était en cours, il convenait de ne pas en rajouter.
– Oui. J’ai été élevé dans une famille catholique, mais j’en suis revenu ; trop de contradictions ! Je me suis fait ma propre opinion et j’ai des convictions toutes personnelles.
– Lesquelles ?
– Dans l’univers tout est énergie et tout est relié : les gens, les plantes, les bêtes, les choses inanimées.
– Et alors ?
– Alors il faut s’entourer des bonnes ondes, les cultiver en soi, repousser les gens et les situations négatives.
– Tu es à fond dans ton délire !
– Oui, mais cela m’aide à vivre ; après mon divorce j’ai retrouvé mon équilibre grâce à cette façon de penser ; je m’en porte bien. J’ai réussi à guérir d’un cancer…
– Ma copine pense comme toi ; elle m’envoie souvent des ondes positives et me demande de voir le verre à moitié plein, dit Karim, heureux de son voyage prochain à Carpentras, où devait aussi séjourner son amie Rachel.
Ainsi devisant dans la nuit éclairée, les trois amis se délectaient du breuvage bienfaisant, le visage grave.
A l’ouverture le lendemain Karim assiste à une scène qui le mit de bonne humeur. Une jeune femme enceinte, court vêtue de jaune vif, promène l’arrondi de son ventre, qui dessine un cercle parfait, devant l’autocar rempli d’une joyeuse compagnie. Heureuse, elle fredonne une chanson importée de Saint Louis.
« Cé pa bon pour le kanak
Toujours manger le bougna
Cé pa bon pour le Zorey
Toujours manger cuisse de grenouilles
Cé pas bon pour le Tahikue
Toujours manger le falayou»
Un grand car stationne près de l’auberge qui jouxte la poterie, face à la plage du pêcheur endormi. Un manège silencieux étale ses couleurs délavées sous le soleil implacable. L’écrin de la mer et du ciel s’orne de palmiers altiers mêlant leur ramure aux fils électriques, toile d’araignée urbaine. Les voitures vont et viennent le long du car ; la musique grésillante de Kasav à la radio précède un langoureux zouk jazzy. C’est le départ. Il s’agit pour Juliana, une fidèle cliente, de défendre le tayo à la Mairie et d’avoir des soutiens dans la communauté antillaise, férue des parlers créoles.
Juliana prend la parole en tayo, la langue a nou, la langue des mots perdus : « Mais moi fière de parler tayo !»
Elle relaie les paroles des chefs et vient alerter la communauté de Saint-Louis et les habitants du Diamant. Les Mamans, qui ont le rôle de passation, transmettent la langue du père et brisent la chaîne du tayo. Le nickel permet le rapprochement de nombreuses communautés mais en même temps le français supplante le tayo. Elle soupire et met toute sa force de conviction pour demander à la population de créer un atelier du tayo, sorte de ciment social pour ancrer l’identité et enrayer la délinquance. Les confidences de la cliente apprennent à Karim que la troupe de Saint-Louis va venir déjeuner ; les couplets de la jolie popinée vibreront sous le ciel de Boulari, colorés par la chatoyance des robes mission.
C’est dimanche. Karim a passé la soirée avec ses frères. Les hommes se sont endormis au son de la musique et de la télévision. Tania Maria passe en boucle. Karim perçoit confusément, de l’étage où il est allongé, les circonvolutions de la voix aimée : « Ta la tal tala pa hé ! pala palap papa…»; la compositrice de jazz a fait vibrer toute la nuit avec son « come with me » incandescent et chaloupé et personne n’a eu le cœur de couper le son.
L’alcool a fatigué les corps, plongeant les dormeurs dans un long sommeil de digestion et de réparation.
Karim entr’ouvre les yeux. Son frère est entré dans la pièce
– Je dors encore un peu et on y va.
Mais Karim s’est rendormi, il rêve d’une scène vécue la veille. Une petite Mamie est venue le voir; elle lui achète une vasque ; son mari, atteint de la maladie d’Eilzheimer, lui demande chaque matin :
– S’il vous plaît Madame, pourriez-vous m’indiquer les toilettes ?
L’autre jour Karim a livré chez elle.
– Venez, dit-elle, je vais vous montrer mon jardin.
Elle lui a montré, fière, son merveilleux espace : quelques malheureux pots en plastique autour d’un arbre ! Il a apprécié, poli ; elle vient souvent à la boutique se changer les idées et s’épancher. Dans la poterie elle lorgne sur un petit panier ouvragé en argile blanche.
– J’aime celui-ci ; je voudrais bien l’acheter. Mais le versement de la retraite est encore loin.
– Prenez-le ! Vous me paierez quand vous pourrez…
En offrant le panier, Karim ménage ainsi l’orgueil de sa cliente ; il la sent vraie, cette petite mamie, et fragilisée par la maladie de son mari. Et dans son rêve il converse encore avec la petite mamie. Donner du bonheur lui sied bien et le commerçant sourit dans sa rêverie. Et puis il a une maman aussi, si tendre !
Et la cliente ravie emporte son trésor, son fardeau lui paraîtra plus léger.

Rachel
Petite dormeuse, Rachel est réveillée depuis longtemps ; elle attend. Les palmes au-dessus de l’eau s’agitent et le vent s’engouffre dans la frondaison des manguiers et des bois-côtelette.
Un mouton bêle avec insistance ; sous le ciel couvert, il pleut par intermittence. Le rocher se détache sur la nappe bleu-gris tel un diamant. La femme couchée du morne d’en face se positionne, lascive, vert-sombre, énigmatique sphinx aux pieds ourlés d’écume. Les arcs-en-ciel se succèdent, prometteurs, et les nuages épars laissent entrevoir des pans de ciel bleu.
Elle écrit à une table sur la terrasse mouillée. Devant elle s’étend la piscine aux reflets moirés, miroir d’eau, eau claire aseptisée. Son regard se porte par-delà les vasques débordant de nénuphars sur la baie et le rocher. Une barge glisse lentement derrière le rocher tel un long dinosaure nageant dans la mer. Progressivement elle vogue vers l’ouest et se cache derrière le promontoire du morne. Elle s’éloigne et disparaît, vision fugace, laissant derrière elle un sillage luisant.
Le village niche ses maisons entre la baie et le bas du morne, s’accrochant aux flancs du relief ; les plus audacieuses grimpent sur les contreforts. Les yeux fermés, la femme couchée déploie ses charmes et offre sa gorge aux voluptés du vent qui passe, soutenu. Levant son menton altier elle flirte avec les cieux. Coincée à Saint Martin elle imagine le réveil difficile de ses amis kabyles après une nuit arrosée. Les longues nuits ne sont-elles pas porteuses d’espoir pour les amoureux séparés ou les familles décomposées ?
C’est le temps des rêves et des projets. Lorry rêve à sa belle algérienne et à l’enfant qui va naître. Toni compte bien donner une solide éducation à sa fille et défendre bec et ongles sa paternité. Karim espère les baisers de son fils Hassan, la paix avec Lulu, une présence plus constante de sa chérie Rachel. Et beaucoup d’argent. Les vapeurs de l’alcool donnent plus de force aux espoirs et rend tangibles les fantasmes et rêves secrets.
Le voile épais de nuages gris s’est disloqué pour un temps et le bleu du ciel domine sur le village et la terrasse inondée par le soleil triomphant. Seules quelques écharpes cotonneuses à peine sombres subsistent de l’horizon, au-delà du morne et des rochers.
Onze heures, lendemain d’une longue semaine ; tout dort encore ; elle rêvasse, évoquant son séjour dans l’île voisine de la Martinique. Malecon, plage des Mamies à la Française. Elle est au volant de sa voiture.
Elle déambule à travers la ville redécouverte ; espace de liberté. Le petit matin alangui soupire et se réveille. La mer doucement agitée s’offre aux baigneurs matinaux et aux goélettes fières ; une variété de bois noirs, le chacha, chuinte sur le parc de la Savane, agitant ses feuilles rondes et ses gousses courtes et sonores.
Une balayeuse poussive et nonchalante fait tournoyer ses rotondes et parsème son parcours d’une fine poussière ; elle prend le tournant du Fort Saint-Louis et disparaît.
Elle conduisait, observant négligemment les étals du marché : achalandés, ils présentaient ignames, patates douces et giraumon, une montagne de laitues, des bananes jaunes plus longues qu’un poingo et des épices. Sur le trottoir un vendeur empressé proposait des noix de coco juteuses à boire. D’un geste sûr, il attrapait la noix verte, la calait dans sa paume et habilement, lui tranchait net la tête; puis à petits coups précis il façonnait l’ouverture en pointe puis la perçait obliquement, faisant voler des éclats de fibre fraîche. Et le chaland ravi, renversant goulument la tête, se désaltérait dans la délectation.
Elle aurait bien voulu s’arrêter et pila un peu sec. A ce moment elle se sentit violement heurtée par derrière et s’empressa de regarder dans le rétroviseur. Elle s’arrêta et se retourna, puis descendit de voiture.
L’examen de son pare-chocs ne donna pas de sujet d’inquiétude et elle se hâta de reprendre sa route : son envie d’eau de coco était passée.
Au feu rouge suivant elle se rendit compte qu’elle était suivie. L’automobiliste incriminé, qui avait heurté sa voiture, sortait la tête en vociférant, agitant de manière menaçante un coutelas à la main.
Elle prit peur et accéléra. Il la poursuivit à travers la ville, la bloquant en la dépassant par une audacieuse queue de poisson, l’obligeant à monter sur le trottoir.
Affolée elle emprunta la route du bord de mer et se réfugia au fort Saint-Louis.
-Aidez-moi, dit-elle au soldat en faction ! Il veut m’agresser.
Relevant la barrière il lui permit d’entrer en toute sécurité et l’abaissa, sous le nez ébahi de l’homme encore furieux. Une minute de plus, et il lui assénait son coutelas sur la tête, d’un bras vengeur. Quelle vindicte ! La malheureuse a depuis changé de voiture.
Elle se secoue et s’ébroue : foin de ce souvenir pénible !
-Vite, il faut réveiller les garçons !
Et elle s’assit face à son ordinateur, cliquant sur skype.

Rachel
Shipol Amsterdam, scène d’embarquement.
Un japonais jeune et bien mis est à ma gauche, élégant comme l’amant de Marguerite Duras ; le hublot me permet de poser mon front fatigué et de scruter le paysage. Devant, un vieux couple se dispute, l’homme aigri tentant de loger les deux trolley dans le compartiment déjà bondé. Une petite fille, repérée dans l’aéroport avec son père, me sourit. Elle doit avoir huit ans.
Les passagers, maintenus en file indienne par l’étroitesse des lieux, emplissent le couloir ; encore patients ils guignent des yeux les lointains numéros de leurs sièges, pleins d’espoir d’un confort illusoire après des heures de transit.
Une dame chantonne, le steward facétieux sort un sifflet multicolore : « Quand je siffle tout le monde s’assoit ! »
– Monsieur Saiman Lali est recherché : « Si vous êtes à bord, contactez le personnel de cabine.»La voix de l’hôtesse susurre et l’on cherche du regard qui est Monsieur Saiman Lali.
Des propos fusent, en anglais, hollandais, français, japonais, et Babel se donne libre cours.
La clientèle japonaise rentre chez elle, parmi les mousses et les sakura, parmi les mégapoles aux mille enseignes et aux viaducs futuristes. Les Calédoniens, parmi lesquels quelques Kanaks, et des Polynésiens, émaillent les sièges. Peu à peu la circulation diminue et je garde l’espoir que le siège médian reste vide ; le japonais est côté couloir.
Une grosse dame s’approche alors, laissant voir son ventre rebondi dans un jogging noir qui a vécu. Soufflant fort elle hisse son bagage au-dessus de sa tête, dévoilant le gras rose sous son pull noir ; des poussières volent ; le japonais élégant frémit de dégoût et ses narines palpitent de ce spectacle infligé : c’est elle notre voisine.
Mais, ô miracle ! Au fil du voyage par un fabuleux hasard, ma voisine se révèle cultivée, intelligente et douée pour la poésie, qu’elle met en voix avec son groupe d’amis passionnés, et des feuillets bien noircis dorment dans ses tiroirs. Sa formation dans la communication lui avait permis d’écrire un essai sur la poésie contemporaine.
Dansent les mots ! est sa création sur le pouvoir des sonorités verbales, déclinée dans les autobus aux heures de pointe.
L’élégant japonais a perdu son charme. Il dort, bouche grande ouverte ; il porte un masque, même en dormant et son nez si séduisant jadis paraît énorme. La petite fille se promène dans le couloir ; elle porte des chaussons.
Et j’ai pu dire à mon Karim qui m’accueillait sur le tarmac de Carpentras : «J’ai trouvé une perle, Karim!»

Karim relut le dernier message de son amie, assise à ses côtés dans la maison maternelle de Carpentras. Alors qu’il avait les bras maigres, les fesses plates, les yeux gonflés par l’insomnie, le stress et le chagrin, elle se pâmait devant lui et lui envoyait des SMS enflammés et lui faisait des déclarations enthousiastes :
– Je t’aime !
Exaspéré il répondait :
– Moi non plus ! Il se moquait de sa susceptibilité et riait de l’avoir piquée. Elle exigeait des certitudes qu’il n’était ni prêt ni en mesure de lui donner, endolori par une rupture fraîche et complexe. Mais il devait bien s’avouer qu’elle lui était chère.
– Comment veux-tu que je t’oublie ? Tu m’as aidé et soutenu dans une période où je n’allais pas bien.
– Tu es un diamant brut qu’il faut ciseler, expliquait-il.
– Il faut me prendre comme ça ; on ne me prend pas, je me donne !
Il n’aimait pas se l’avouer, mais il lui était profondément attaché, laissant un jour fuser une réflexion pleine de sous-entendus. Il écrivit même sur une enveloppe, comme par jeu : « Je t’aime ; je t’admire ». Pourquoi ne l’avait-il pas rencontrée plus tôt ? Leur amitié amoureuse s’épanouissait depuis sept ans, faite de complicité et d’échanges d’idées. Leur intimité, cependant récente, était patiemment nourrie car profonde et restée longtemps inexprimée. Les moments de partage effaçaient ou adoucissaient les affres de la séparation, les pressions, les SMS rageurs et corrosifs, les coups bas à grand renfort d’huissiers dévoreurs d’argent. Tout se dissolvait comme par magie quand il bavardait avec Rachel ; sa finesse, sa grande culture, son désintéressement la mettaient à ses yeux au-dessus de toutes ; Ils causaient avec animation, l’interrogeant sur sa vie, riant et plaisantant. Elle lui apportait repos et sérénité même s’il la voyait peu, ses obligations professionnelles la maintenant à Saint-Martin la plupart de l’année.

Ketty
Ketty tapotait sur internet, nerveuse et aux aguets ; elle aimait consulter les sites de rencontre, sait-on jamais ? Sa vie avec Karim était devenue insatisfaisante. Elle avait des attentes, des désirs de sexe, d’amour, de satisfaction féminine. Rien de tout cela ne se profilait avec Karim. Ses incartades avec des clientes la blessaient. Jamais il ne l’épouserait, il n’était pas de ceux que l’on enferme dans le carcan du mariage. Saturée, elle avait suggéré d’inscrire leur fille Lulu dans un institut privé à Paris et, d’un commun accord, ils avaient décidé que la mère, emmenant le fils, s’installerait en France durant l’année. Mandatée par Karim, elle en profiterait pour acquérir en leur nom une nouvelle propriété.
Grande consommatrice de sacs de luxe et de chaussures, elle accumulait les collections, qui juraient avec sa figure et son corps disgracieux ; elle n’avait ni l’art ni la manière de se mettre en valeur et, les années passant, elle forcit encore.
Mais elle avait des pensées secrètes, une ambition de puissance. Sa misère devait prendre fin. Ancienne Restavec haïtienne, combien de seaux d’aisance avait-elle vidé, combien de parquets et de sols lavés ? Combien de maîtres et de fils de maîtres avait-elle assouvis ? Son corps meurtri hurlait et son âme blessée criait vengeance. Avec les années son caractère s’affermit en une soif de domination et de revanche sur la vie.
– Karim, tu vas payer pour les autres ! J’ai droit à la moitié de tout ce que tu as. En plus, tu ne verras plus tes gosses !
Elle avait ce trait de caractère forgé par des années de privation et d’humiliation : contenir ses émotions, ne pas pleurer, cacher à tout prix ses pensées, laisser secrètes ses ambitions ; et un jour, leur jeter à tous à la face sa réussite et sa vengeance !
Sa tête tourmentée et son âme assoiffée créaient de lourds amalgames où Karim devenait le principal acteur et le fautif de sa déchéance passée ; il était le piédestal et le marchepied où se hisser ; elle le briserait, le tenant pour responsable de son passé de misère, blessée de ne pas avoir été épousée, humiliée et irritée de ses incartades passagères avec des clientes ! C’est pourquoi Karim ne vit rien venir.
Lassée, elle fit sa traversée de larmes et de désastres et constata, amère et révoltée, l’échec de son couple ; son arrivée en France, où elle s’installa durant un an, lui permit de prendre un second souffle et de s’épanouir sans l’ombre de son mentor. En réalisant l’achat d’un appartement parisien puis d’une maison de rapport en banlieue, il lui sembla reprendre les rênes de sa vie ; elle veillait à l’éducation de sa fille dans une école prestigieuse en faisant des transactions immobilières communes, en indivision avec Karim. Mais en même temps une rancœur se développa : rivalité commerciale, dépit amoureux, désir de revanche en s’installant à son compte.
C’est ainsi que l’idée de monter une affaire à Maré, fit son chemin ; elle connaissait les lieux, les réseaux commerciaux, bénéficiait de la présence familiale de son frère, qui avait épousé une fille de Maré et construit un gîte avec l’accord de la chefferie. Désormais autonome, elle saurait montrer à Karim qu’elle n’avait pas besoin d lui.
Son frère lui abandonna un espace qu’il avait aménagé ; l’endroit, dans un faubourg campagnard, ne convenait guère à un commerce mais elle s’entêta. Dans l’espace frontal, en bord de route elle entreposa sa marchandise, fière d’avoir sa propre affaire ; les fournisseurs de poteries étaient les mêmes que ceux de Karim, ce qui créa de malheureuses interférences et raviva les tensions. Passant par hasard par les petites routes escarpées pour rejoindre Tadine, le promeneur tombe nez à nez avec une enseigne « Vente de poterie »; c’est là que Ketty a installé son entreprise ; bizarre, entre commerce et jardin privatif, avec un amas de plantes qui masquent la marchandise; de jolies choses dans un fouillis, pas d’organisation; on passe sans s’arrêter. Les Kanaks ont coutume d’orner leurs jardins de conques et coquillages. Les voisins n’ont pas de poteries. L’endroit peu attractif, paraît morne et négligé.
Elle aimait le chat sur internet et hantait les sites de rencontres, et la recherche d’un compagnon était devenue une obsession ; combler le vide de sa vie, séduire, remonter la pente. Elle s’installa et se lança à son compte dans cette affaire de poterie ; l’endroit était mal choisi, encaissé, abrité des regards car au fond d’une impasse. Les journées passaient longues et creuses, sans un chaland. Karim, appelé à la rescousse, lui déconseilla l’endroit et lui donna des conseils de stratégie commerciale ; entêtée, elle refusa et, quelques semaines plus tard, mit les clés sur la porte.
Quand ils se revirent au procès pour la garde des enfants et la répartition des biens, les rancoeurs éclataient et ils pouvaient à peine se contenir :
– Mesdames et Messieurs, en un mois, elle a coulé une boîte !
– Regardez comment il me traite ! Je peux vous montrer les SMS où il tient des propos racistes.
C’est alors qu’apparut dans la vie de Ketty un trader, rencontré sur internet ; son profil avantageux, ses origines romandes, et la perspective de monter des affaires avec un nouveau partenaire lui redonnèrent ambition et assurance ; son arrogance redoubla avec Karim, qu’elle savait sensible. En visitant leur maison de Mont-Dore elle lui envoya un SMS rageur et humiliant.
– C’est une honte ! La piscine est verte, il y a des termites dans toute la maison ; comment recevoir des locataires la semaine prochaine ?
– Dis à ton ventilo qui te conseille de ne pas se mêler de mes affaires !
Sans prévenir, elle débarquait sur la surface, haranguait comme une furie son ex-compagnon, au mépris de la clientèle présente ; les coups de gueule, les humiliations verbales, la remise en question de ses compétences, tout était bon pour donner des coups de pression à Karim.
– Elle est comme un homme, au physique comme au mental ; elle veut me dominer, et elle m’empêche de voir mon gamin ; je dois aller voir mon fils à l’école à Maré.
Comme il la dédaignait ostensiblement, ne la touchant pas, elle se sentit humiliée.
La rencontre de Colin sur internet, profil parfait, trader, expérimenté, la rendit vite amoureuse folle. Elle se sentit femme. Pourquoi Karim ne lui avait-il jamais dit :
– Tu es belle ?
– Tu excelles dans les affaires ?
Envoûtée, rayonnante, elle se parait, fit mettre des extensions longues et blondes, s’habilla près du corps, ce qui fit dire à Karim qu’elle s’habillait comme une p… Avec son trader elle entreprit en quelques mois de grands voyages d’affaires et d’agrément, installa Lulu en Australie.
– J’y vais puisque tu n’es pas capable de t’occuper de ta fille !
Les voyages occupèrent les tourtereaux une bonne partie de l’année : Antilles, Pacifique, Vietnam ; elle fit le tour du propriétaire, et lui, le trader, alléché, la lécha de plus belle, venant sous le nez de Karim jauger l’entreprise de poteries.

Tout s’envenima. Duperie et fraude s’enchaînèrent et la bataille, rude, fit les jours gras des avocats. « C’est un cas d’associée indélicate, dit l’avocat de Karim ; il s’agit de bien relire tes contrats avant de les signer. Récupère les documents signés ». Son amie Rachel l’avait mis en garde contre une possible intrusion dans son appartement.
Le lendemain, pressurée par Ketty, sa mère, Lulu en vacances vint à leur maison, fouilla de fond en comble ; elle se rendit à l’entreprise et trouva les papiers dans le pick-up.
– C’est pas vrai, elle n’a pas fait ça !
Ketty avait envoyé sa fille chercher de précieux documents à l’insu de son père. Lulu se mit à pleurer :
– Tu dis une chose, Maman en dit une autre !
– Où sont les papiers ?
– Ils sont chez Christelle.
– Allons les chercher !
Apeurée elle suivit son père dans le pick-up qui prit la route pour aller chez la comptable.
En chemin, blême, elle avoua devant la détermination de son père :
– Ils sont chez Papy et Mamie.
C’étaient de vieux voisins Kanaks auxquels ils confiaient leurs enfants durant leur scolarité au Primaire.
Faisant demi-tour, il s’engagea sur la voie expresse ; elle lui remit les documents et eut une longue conversation avec sa fille.
– Donne-moi la clé de la maison ! Le compagnon de ta mère est là pour profiter. C’est un mec qui veut prendre tous vos biens ; je veux bien aider ta Maman mais pas lui, je travaille pour vous, pas pour un parasite, qui roule ma voiture, la voiture de la société !
Disputes, injures par sms, agressivité s’ensuivirent et les doigts cliquetèrent allègrement et férocement sur les claviers des téléphones portables ; Ketty et Karim se déchirèrent copieusement.
Il passa le week-end avec Lulu pour la consoler, l’emmenant à l’acrobranche du Mont Koghi et à la plage.
– Je veux bien aider ta maman, lui dit-il, mais pas son amant parasite !
Ces paroles rassurantes, contrebalancées par Ketty, signèrent le glas des relations entre Lulu et son père, de ce jour elle resta muette, en dépit des appels paternels et des sommes copieuses qu’il lui versait. Elle choisit son camp et s’y tint. La lecture des SMS injurieux envers sa mère la déterminèrent à couper les ponts avec son père, et elle resta sourde aux grasses sommes envoyées et aux nombreux messages d’amour paternel ; Karim vécut très mal cette situation de désamour, car il adorait sa fille.
– Cesse de me harceler avec tes SMS ou je porte plainte ! Paie la pension alimentaire ! Blessé et furieux il lui répondit d’un rageur SMS :
– Tu ne fais plus partie de la famille Kadour ! Tu as été gâtée à l’excès et tu suis les vices de ta mère !
Karim essayait de comprendre. Il n’était pas rare qu’un enfant pauvre en Haïti soit pris en charge par sa parentèle pour aider aux travaux domestiques, lessive, ménage, cuisine ; mais des sévices corporels, des abus sexuels étaient fréquents et détruisaient durablement ces enfants ; privés d’éducation, de culture délicate, ils gardaient une haine de la société qui pouvait expliquer l’attitude de Ketty.
– Mais je l’ai aimée, accueillie, je lui ai tout appris du métier, et elle veut m’humilier, me voir à terre ! Elle est quand même la mère de mes enfants !
Littéralement malade de stress, il développait un cruel eczéma aux coudes et aux pieds, handicapant dans son métier.
Ketty se posait en rivale, en femme d’affaires ; intransigeante, elle réclama la vente de ses parts de l’entreprise en fixant elle-même le prix.
– Dis à ton gourou qu’il n’aura jamais ma société, écrivit Karim fou écoeuré.
Vendre la maison ; vendre toutes les propriétés qu’ils ont en commun. Garder les terres pour mes mômes ; ça fait quand même sept hectares… Couper les ponts avec elle, qu’elle ne me fasse plus ch… Je veux qu’elle crève, j’ai des envies de meurtre !
– Ne dis pas cela, elle doit penser la même chose de toi.
– Je ne pense pas à sa mort physique, mais qu’elle se plante et qu’elle paye toutes se méchancetés !
Karim est maintenant détendu, il a retrouvé son calme ; assis sur un banc de pierre blanche, à la poterie, il pense à son ami George, qui a échappé à un cancer. Un petit coup de fil à Rachel, son amour et sa confidente, s’impose. Il lui raconte l’évolution de l’enquête, qui piétine.
– Mon pote George, l’autre soir à la station… Tu te rends compte, il a guéri d’un cancer, causé par son divorce ; il était tellement amoureux de sa femme, qu’il en est tombé malade quand elle l’a quitté. Il s’en est sorti. Il vit autrement, il ne voulait plus me lâcher ! Joyeux il m’a fait quinze fois la bise ; ce n’est pas un réré, pourtant. Mais il s’est montré heureux d’être en ma compagnie.
– C’est un modèle pour toi, il sait lâcher prise.
– Oui, oui, ça va aller, j’ai un bon avocat ; ce matin c’est un peu mort, mais les clients arriveront plus tard. Tu n’es pas allée au jardin botanique ?
– Non, j’avais des choses à écrire.
– Tu es inspirée ?
– Oui, je sortirai dans l’après-midi. Je tiens le bon bout pour la structure de mon roman.
– Ma Chérie, je te laisse, j’ai une cliente qui arrive ; ça n’inspire pas confiance au client quand le vendeur est au téléphone.
– Te voilà déjà plus positif, au taquet !

C’est la réouverture Karim a repris seul les rênes de sa société ; les palettes de poteries du Mékong et de terre cuite rose s’étagent su la dalle nettoyée pour la circonstance. Des chalands intéressés viennent aux nouvelles.
– Comment vas-tu ?
– Alors tu rebondis ? Est-ce qu’on a trouvé le coupable ?

Hassan et Lulu
Elle fit tourner son stylo entre ses doigts. Les animaux avaient déserté. Un bébé pleurait à travers la vitre. Il n’avait pas plus de trois mois et ses vagissements, ténus, réveillaient des souvenirs. Les hauts-parleurs discrets émettaient une musique disco accompagnant la blanquette aux champignons.
Un petit âne noir vint explorer le baquet d’eau ; ça se passe bien ? s’enquit la serveuse.
– Très bien ! C’est délicieux, fit-elle sans lâcher son stylo.
Des wallisiens et un Kanak faisaient le service, affairés. Les animaux revinrent nombreux, communauté paisible, frôlant la vitre de leur nez. Ils allaient et venaient, trois, huit puis quatre, plongeant le nez dans l’eau glacée renouvelée. L’un des ânes hennit, et les serveurs lui adressèrent un compliment à travers la vitre.
Rachel regardait les ânes et cherchait à étoffer son paragraphe. Les ânes regardaient les clients qui déjeunaient. L’espace matériel de la vitre devenait virtuel, facilitant l’observation, les questionnements réciproques et, qui sait, la transmission des pensées. Savaient-elles, ces bêtes placides, ce qui se tramait dans la société, dans les couples improbables, dans la genèse d’une œuvre ? Comme un écho aux préoccupations de Rachel l’un des ânes émit un hennissement compréhensif.
La table 85, après avoir pris l’apéro, se déplaça non loin d’elle pour le repas, près du bar. Agacé par sa compagne qui s’échinait à lui monter dessus le petit âne noir s’ébroua et fit des ruades soutenues. Tous s’approchèrent de la table des caldoches et les deux groupes s’observèrent via la vitre.
La colline exposait ses rebonds au soleil qui dorait des arbres secs peints de couleurs vives près des canapés moelleux parsemés autour des tables. Immobiles, les ânes regardaient.
Un Papa et son enfant sortirent pour saluer les ânes ; le ciel semi-couvert laissait passer suffisamment de lumière pour relever les reliefs, les couleurs et les formes des collines. Un arbre surplombait l’esplanade-était-ce un banian ?- réitérant le miracle de l’équilibre en étalant ses branches dans le vide, le tronc posé à la limite du vertige. Son esprit vagabondait, voguant sur le charme discret du rose, errant sur les rideaux, les vases, les lisérés des rideaux, les bordures des voilages, les pans de murs du bar. Ces touches subtiles et éparses conféraient une unité esthétique à l’ensemble en dépit de l’emploi de nombreuses autres couleurs vives ; son esprit apaisé recevait tout cela à mi-parcours de son récit.
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Karim avait recouvré une certaine sérénité et une paix relative depuis la reprise de son travail, parmi la terre cuite et la résine artistement exposés sous les docks. Il avait tout fait pour assainir les lieux en brûlant les palettes pourries comme autant de vestiges malsains de son ancienne vie. Les panneaux publicitaires, rafraîchis et renouvelés, arboraient fièrement les couleurs de la nouvelle entreprise.
La clientèle revenait, curieuse tout d’abord, histoire de voir qui tenait la boutique ; Ketty avait beaucoup sali et ses paroles fielleuses étaient rapportées à Karim qui, bien qu’agacé, devait faire face et éluder avec courtoisie les commérages. Puis une sélection se faisait naturellement ; une fois leur curiosité assouvie, seuls les clients fidèles ou nouveaux venaient acheter ou visiter la poterie, sans plus de commentaires sur sa vie personnelle.
Parmi la marchandise, bercé par le chant des oiseaux perchés sur le gros arbre ou voletant dans les herbes en bordure, il perdait la sensation de douleur paternelle, reléguée au fond de lui, se reposant sur sa foi en la justice.
Mais maintenant il y avait ce crime. Pas bon pour les affaires. La police était en alerte et lui, Karim, avait sa petite idée sur le coupable. Il était temps pour la police de régler cette affaire.
Profitant de la présence de son frère à la poterie, il se rendit à l’As de trèfle ; c’était là qu’il renouvelait les rouleaux de son appareil à cartes et se fournissait en bâtonnets de craie, pour inscrire le prix sur la marchandise.
Comme il sortait de la librairie, il tomba nez à nez sur Ketty avec … Hassan. C’était, coïncidence, à côté de L’Algeria, un restaurant traiteur du quartier latin.
– Hassan, mon enfant ! Viens dire bonjour à Papa.
L’enfant bondit, heureux et sauta sur la poitrine de son père qui l’enlaça. C’était si bon de se revoir, de revoir son petit après des mois de non présentation, après des mois de droit paternel bafoué !
Il avait grandi, c’était son portrait craché ; il l’embrassa à plusieurs reprises avant que Ketty, folle enragée, ne l’arrache et ne le pose par terre.
– Hassan ! Viens ici ! C’est moi qui ai ta garde ; on s’en va !
– Tu ne vas pas m’empêcher de voir mon fils ?
– Ce n’est pas ton fils ! Il est à moi ! Fous le camp !
Les passants éberlués assistaient à la scène cruelle, l’enfant égaré, en pleurs, les parents hors d’eux. Ketty criait de plus belle, inconsciente elle se déchaînait, révélant toute sa cruauté et ses souffrances.
– Je veux te voir mort ! C’est toi que j’aurais dû enfoncer dans la jarre ! Dans la nuit on croyait que c’était toi. Je vais te tuer ! Cette fois je ne vais pas te rater !
Et fulminant elle se mit à marteler de ses poings puissants la poitrine de Karim qui se retenait devant son fils.
Une année après Rachel est sur le point d’obtenir une mutation ; mais les courriers de Karim se font rares ; il a maintenant la garde de son fils, qu’il a récupéré depuis l’horrible scène de la librairie. Les procédures de justice sont en cours pour la gestion des biens et la culpabilité de la mère et de son compagnon ont été reconnus dans le meurtre de Louis. Karim apprivoise son fils et le redécouvre. Il avait promis d’attendre Rachel, mais cette absence usait sa patience. Son affaire prospérait en Nouvelle Calédonie et constituait le socle de sa vie ; prisonnier de l’argent il refusait d’être prisonnier de l’amour. Le rapprochement avec sa fille devenait par ailleurs facteur de désunion : Lulu s’entêtait à ne pas rencontrer ni même à considérer Rachel.
– Au fait j’ai oublié de te dire : Lulu m’a appelé ce matin.
J’étais vraiment content.
En fait elle n’est pas à cette école. Sa mère n’avait pas les moyens soi-disant. Je n’ai rien dit à ce sujet ; on a bien parlé mais c’était compliqué ….car j’avais mon container à vider et les clients qui entraient. J’étais très ému, elle a promis de me rappeler dimanche ; bon il faut que je reprenne le fil mais bon elle m’a raconté des histoires. …mais c’est trop tôt, m’a- t-elle répondu à propos de nous.
bisous
C’est trop tôt, répondait-elle souvent à son père.
S’arrêtant d’écrire, Rachel sortit de son sac la lettre reçue dans la semaine et la relut.
Bonjour Rachel
Très bel anniversaire ! Plein de belles choses et de pensées.
Je ne t’ai pas oubliée mais j’en ai marre de cette situation : c’est trop dur
et trop long …Tu peux me comprendre.
J’ai toujours BEAUCOUP de sentiments pour toi.
Je t’embrasse très très très fort. Karim
Serrant la lettre, elle s’attarda sur le chemin qui serpente à flanc de colline, crayeux et ensoleillé ; le groupe de femmes s’est levé, des collègues de travail assemblées en amicale ; l’une d’elle est enceinte. Rachel croise son regard, elles se sourient. Il ne savait pas qu’elle était mutée en Nouvelle Calédonie et qu’intransigeante, elle préférait s’effacer plutôt que lutter contre ses enfants. Il fallait le laisser partir. La vie reprenait son cours, doux-amer.