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Mireille Rolly

Elsa

 

 

Elsa se sentit subitement lasse, toute son énergie semblait s’écouler en un flux ininterrompu depuis le bout de ses doigts et de ses pieds nus.

« C’est la maladie » se dit-elle dans un soubresaut d’espérance, « Demain, j’irai mieux ».

Elle pouvait sembler être du bon côté de la barrière, du côté des nantis, de ceux qui partent en vacances, chaque année en Australie. Qui possèdent une voiture et pas de soucis pour la faire réparer lorsqu’elle tombe en panne. En vrai, sa vie de femme calédonienne était loin d’être une sinécure. Quelque part, cette situation, elle l’avait créée elle-même. Alors à qui s’en plaindre ?

Insidieusement, pas à pas, l’emprise de la charge mentale était devenue inévitable et invivable.

Pourtant, de l’amour, elle en avait donné, beaucoup, et reçu aussi, mais cela ne semblait plus suffire à apaiser ses tourments.

Une famille ordinaire, un travail ordinaire, des joies, des peines, la vie quoi.

Un mari qualifié par tous de bon vivant, trois merveilleux enfants, une grande passion pour son travail d’institutrice. Apprendre, éduquer, relier les choses et les gens, sans que jamais cela ne cesse. Rester digne, debout, face aux critiques injustifiées, ne jamais rien laisser paraitre. Il s’agissait moins de montrer sa force uniquement pour en faire un faire-valoir que pour vivre avec intensité sa condition de femme canaque libre.

Louis, son mari disait à ses amis en rigolant « Elsa, elle a un ordinateur dans sa tête ». Cela l’arrangeait bien que « l’ordinateur » soit dans la tête de sa femme plutôt que dans la sienne, ainsi il était libre d’aller à la pêche ou à la chasse avec ses copains. Fier et heureux de ramener à la maison les fruits de son « boulot d’homme » comme il disait.

Par économie, ils vivaient au sous-sol de la maison familiale de Louis. Olivier, son père développa une sclérose en plaque à la soixantaine. Il resta couché trois longues années pendant lesquelles il ne supporta pas que des infirmières inconnues viennent le toucher, seule Elsa pouvait faire sa toilette et s’occuper de l’habiller et le nourrir.

Au quotidien, bien plus que de faire, la cuisine, les courses, le nettoyage,  gérer le linge et les enfants, ainsi que prodiguer les soins infirmiers, c’était la charge mentale qui envahissait l’esprit d’Elsa. Penser à tout, tout le temps. Il lui semblait qu’aucune échappatoire ne soit possible, que cela ne finirait jamais, jamais.

Elle avait vécu avec le modèle de sa mère, femme au foyer et maitresse de maison hors pair, toujours première levée et dernière couchée. Sans y avoir réfléchi vraiment, comme coulant de source, elle avait reproduit le même schéma, mais elle, en plus, travaillait à l’extérieur et ramenait souvent du travail du dehors, dedans, comme tout bon enseignant consciencieux.

La goutte qui avait fait déborder le vase de cette vie sous pression constante avait été un rapport d’inspection peu élogieux. A la lecture du document, elle s’était effondrée en larmes et depuis pleurait chaque jour à l’heure où la directrice lui avait tendu le papier.

Il est 15h38, Elsa pleure seule chez elle, en arrêt longue maladie pour dépression. Vous avez dit, une vie ordinaire ?

 

Mireille Rolly