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LE MARCHAND DE LIVRES ET LES TROIS POCHE, GERARD SARDA

LE MARCHAND DE LIVRES ET LES TROIS POCHE

La mère était abonnée à « Paris-Match ». Elle déchiffrait péniblement les commentaires sur la vie des vedettes de cinéma. Le père connaissait tout ce qui avait été publié en français sur la soudure à l’arc dont il était un éminent praticien. Mais il lisait aussi les manuels techniques des automobiles luxueuses qui peuplaient ses rêves. Et quand le médecin établissait une ordonnance, personne d’autre que le pharmacien n’en prenait connaissance. Les Bouquin lisaient peu. Ils n’étaient pas familiers des livres.

Les petits Bouquin, leurs camarades les surnommaient « les Poche ». On était à l’époque du lancement des premières collections de livres bon marché de format réduit, et pareil surnom n’avait rien d’original. « Poche 1 » était né en pleine guerre, « Poche 2 » après. Dès qu’il accéda à l’école maternelle, le petit dernier, l’enfant de la « reconstruction », devint « Poche 3 ».

La profession du père était de toutes les conversations. A entendre la mère, la soudure à l’arc constituait la plus gratifiante, du moins moralement, des activités. Dès qu’une voisine se présentait encombrée de marmots, le jeudi après midi, et débitait ses déboires conjugaux, elle renchérissait : Bouquin n’était pas non plus un mari fidèle, mais il ramenait sa paie chaque semaine et ne buvait que dans les grandes occasions. « S’il plaît à ces filles et qu’il disparaît de temps à autre, ça me fait des vacances » ! Elle ne donnait aucune connotation méprisante au mot « filles ». Bouquin partait et revenait, c’était tout. Madame Bouquin faisait bonne figure, défendant en toutes circonstances chaque membre de la tribu familiale. Elle avait terriblement souffert des privations et un souvenir la taraudait, celui de la honte éprouvée à chaque fois qu’elle avait mesuré au gramme près ces maigres rations quotidiennes pour elle, son mari et son premier fils. Alors, s’agissant des écarts et passades de Bouquin, elle prenait du recul.

Quelquefois le père Bouquin rejoignait le foyer, triste, déprimé, une nouvelle parenthèse se refermait. La vie reprenait comme avant, pesante au début. L’hiver, des pantoufles tiédies l’attendaient, coincées sous le radiateur. S’il délaissait son épouse, Bouquin ne fréquentait pas les cafés et encore moins les bordels, fermés depuis la loi « Marthe Richard ». Les passes et les couches dont il avait une expérience signalée étaient celles de son métier : avec les électrodes de son poste à souder, il en avait couché des passes ! La « passe », c’est ce cordon de soudure qu’on « couche » sur les pièces métalliques à assembler, et dont l’arc électrique provoquera la fusion.

Bouquin aimait décrire son travail d’orfèvre. Quand des camarades de classe venaient chez eux, ils étaient fiers les « Poche » de donner à leur père l’occasion d’étaler devant ces jeunes ébahis, des images que la passion colorait à chaque fois de teintes nouvelles, toujours propices au rêve. En deux heures ils acquéraient une bonne idée du métier. Peut être Bouquin suscita-t-il des vocations. « Si les pièces ne sont pas parfaitement propres, le travail sera mauvais ». Avant d’asséner cette vérité, il avait disparu pour revenir peu après, couvert de cuir du cou jusqu’aux pieds. « Comme ça, à condition de ne pas oublier le masque de protection et son filtre oculaire, le soudeur ne risque rien. Il faut toujours se protéger, même si c’est fastidieux d’enfiler la tenue ». Personne n’aurait pu arrêter son plaidoyer, interrompu seulement par les questions des jeunes auxquelles il apportait des réponses précises. « Mon métier est dangereux, et pourtant en vingt ans, je n’ai pas eu un seul accident. Mais il faut penser à tout. Par exemple, tu arrives chez un paysan qui te demande d’intervenir sur son tracteur. C’est un exemple, juste pour que vous compreniez. Des paysans, à Paris, il y en a peu. D’abord il faut vérifier qu’il n’y a pas de foin aux alentours : neuf fois sur dix, ce sera le cas. Si tu n’y penses pas, le résultat est garanti : tu mettras le feu à la grange ! Alors, ton client aura beau protester, il faudra qu’il sorte son tracteur, sinon, tu refuses le travail, c’est tout. Cela dit, il faut t’assurer que l’air extérieur n’est pas humide : un peu trop de vapeur d’eau dans l’atmosphère, et tu encaisses une bonne poignée de châtaignes…, dans le meilleur des cas parce que le pire survient quelquefois. Un de mes bons collègues est mort électrocuté et brûlé ». Un frisson d’ effroi traversait les regards.

L’été 1957, les immeubles armés de ferrailles, édifiés à la hâte, poussaient partout. On réclamait Bouquin, tant était flatteuse sa réputation. Son patron n’aurait pas voulu louper un seul chantier car l’excellent travail de son ouvrier l’enrichissait. Bouquin put bénéficier de ses congés, mais seul et à l’automne, cette année-là, en dehors des vacances scolaires. C’était une contrariété parce que notre homme avait envisagé d’apprendre à nager aux enfants, à Sète, à la « Corniche ». A la place des habituels loisirs estivaux en famille, entrecoupés de pointes à cent quarante à l’heure dans la berline familiale, impensables de nos jours, et qui excitaient les mômes, ceux ci avaient eu droit au centre aéré à Malakoff ! Après guerre, Malakoff, pour les parisiens des quartiers huppés, c’était « la zone ». Autant dire qu’un centre aéré dans cette banlieue industrielle et sale, c’était un gâteau ramassé à même le sol : certains n’étaient pas pressés d’y goûter.

Les petits Bouquin exprimèrent bientôt leur désarroi et demandèrent à rester à la maison. En région parisienne, il y avait encore quelques rationnements ponctuels survivant à la douloureuse période de l’occupation : les trois gamins, étiquetés « rachitiques » au dispensaire, comme tant d’autres à l’époque, étaient mieux nourris le midi au centre aéré qu’à la maison. La mère Bouquin le savait. Elle repoussa d’emblée la revendication mais deux semaines plus tard, ils obtinrent satisfaction. Dès lors, elle organisa les loisirs de sa progéniture. A Paris, les Poche découvrirent le crawl puis la brasse à la piscine Lutétia avec un maître nageur arrogant.

Le déjeuner avalé, les Poche et leur mère sautaient sur la plate forme d’un autobus poussif de la régie autonome des transports parisiens. De Malakoff à la Mairie d’Issy les Moulineaux, on était aux portes de Paris en moins de dix minutes. Un métro brinquebalant les laissait au cœur de la capitale. Madame Bouquin emmena les enfants à la Tour Eiffel que les deux aînés connaissaient déjà : dès qu’un oncle de province séjournait chez eux, le monument de ferraille sur lequel le soudeur de la famille aurait tant aimé exercer son art, était au programme.

Comment dire leur surprise quand les enfants, un jour, découvrirent les bouquinistes au long de la Seine ? Le plus jeune des Poche, que ce surnom n’amusait pas, au contraire, posa mille questions à sa mère, sur l’origine du mot et celle de leur patronyme. « Pourquoi, pourquoi, pourquoi » ? Exaspérée, la mère inventait des réponses peu inspirées et les deux aînés ressentirent une certaine gêne. Témoin de la scène, un marchand s’en amusa, et pour distraire la maman plus que les enfants, lui faire oublier son embarras, il donna un livre à chacun des gamins. « Les réponses aux questions que pose le plus jeune sont dedans ». Une heure plus tard, les petits, assis en rang d’oignons le long du muret qui domine la rive, n’avaient bien sûr pas trouvé. Les deux grands lisaient couramment pourtant. De leur côté, les deux adultes devisaient agréablement; c’était un plaisir partagé. Par moments, sur un mot, un regard, une mimique du bouquiniste, Madame Bouquin sentait le rouge lui monter aux joues.

Le deuxième avait en mains « Le tour du monde en quatre vingt jours ». Liverpool, Yokohama, le faisaient rêver, Nouméa aussi, dont le nom figurait sur une page de garde, au-dessous de l’enseigne d’une librairie très récemment ouverte de l’autre côté de la terre. Le livre évoquait de fabuleux voyages. Même l’exemplaire qu’il feuilletait venait de l’autre hémisphère et l’odyssée qu’il entreprendrait un jour devenait réalité à ses yeux. Il s’identifiait à Phileas Fogg. L’aîné avait récupéré une petite édition « bilingue » d’un roman de Steinbeck. Il avait huit mois d’anglais derrière lui, ça tombait bien. Il interrogea sa mère sur le sens d’un titre aussi étrange que « Des souris et des hommes ». Le bouquiniste répliqua : « Avant d’avoir lu le livre jusqu’au bout, tu auras deviné. Si tu l’aimes, tu le garderas ». La maman s’interposa : « Chez les ouvriers on paie ses dettes : si le gamin veut le livre, il partira avec, mais il vous sera payé cash ». Disant cela, elle rougit de plus belle. Le bouquiniste n’insista pas et s’adressa à nouveau au jeune adolescent : « Tu as des amis ? Eh bien, ce livre, c’est surtout l’histoire d’une amitié extraordinaire ». Le plus jeune récupéra « Le petit prince ». Les dessins le ravissaient, il tournait les pages du livre encore et encore. Le bouquiniste devinait qu’il ne savait pas lire et lui raconta l’histoire. La rose, le mouton, le désert, le renard s’animaient. Le petit prince, c’était lui, Poche 3.

La magie opérait, les images défilaient dans les têtes et les trois enfants devinrent ce jour là des adeptes inconditionnels de la lecture. Le bonheur de cultiver une passion vertueuse qu’un immense auteur français baptisa paradoxalement, « ce vice impuni », leur apparaissait accessible.

Poche 2 a pris de l’âge. Ses deux frères ne sont plus. Il ne s’est jamais assis à nouveau sur un quai ou un trottoir pour dévorer un ouvrage mais il savoure toujours le plaisir de lire, découvert pendant l’été 1957 au bord de la Seine. Si son père était là, il le verrait bien ériger un monument de métal, et pourquoi pas, une autre « célèbre tour » à la gloire de ces bouquinistes, libraires, et bibliothécaires, de ces oncles ou de ces institutrices, qui allument un feu bienfaisant et donnent aux enfants le goût inextinguible de la lecture.

Gérard Sarda