La Cour, Maryse KIBANGUI Juil04

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La Cour, Maryse KIBANGUI

 

La cour

Dans la baignoire de ma grand-mère pousse un pied de piments oiseaux.

Il faut dire que cette majestueuse cuve aux pieds de lion, ne trône pas dans une salle de bain…. Elle est posée dans la cour, à l’entrée de son logis ; Grand-mère l’a remplie d’une belle terre noire. Elle y fait  pousser des hortensias dont elle ravive la couleur en les arrosant de « bleu à linge ». A leur côté des coléus la protègent des mauvais esprits. Ils viennent de sa lointaine tribu du nord, lien indéfectible avec sa vie « d’avant ». Mais le plus important est sans conteste le pied de piments. Ses fruits agrémentent chacun de ses repas, on en trouve même dans son plat de salade verte. La baignoire c’est son jardin de cour !

Alphonsine, le prénom de Grand-mère, demeure dans un espace carré bordé d’immeubles. Le rez-de-chaussée et le premier étage ont pignon sur rue. De larges entrées et de grandes fenêtres s’ouvrent sur la belle Avenue du Maréchal Foch. Il existe pourtant un passage en pente raide entre deux immeubles. Personne ne s’y risque hormis la population bigarrée qui vit en contrebas. Les logements y sont sombres, humides mais la cour exulte de vie.

Et dans cette cour…..comment vous dire ? Il s’y passe des choses qui ont émerveillé une partie de mon enfance. D’abord il y a la bande d’enfants, j’étais la seule fille à en faire partie, je ne suis pas en reste dans toutes leurs fredaines…..Une complicité et une solidarité sans faille nous unissent. Il le faut bien, sinon comment Wamo pourrait-il échapper aux brutalités de son père ? Comment Taï serait-il capable de supporter la charge de travail imposée par sa famille ? Dans un monde pas toujours bienveillant, les enfants ont choisi d’exister, de laisser exploser leur joie de vivre, leur imagination et leurs innombrables bêtises.

Il me suffit de fermer les yeux pour retrouver le visage d’une autre grand-mère. My porte le « non la » solidement attaché sous son menton. Son magnifique sourire noirci au « bétel » n’effraie aucun enfant, elle est le cœur de la cour. My nous appelle d’une voix criarde en vietnamien. Nous accourons tous dans sa cuisine, une pièce sans ouverture, à peine éclairée, encombrée d’ustensiles. Debout, nous nous régalons de ses soupes brûlantes et odorantes. Elle nous regarde en riant, nous parle, le ton de sa voix et son regard nous réchauffent autant que son « Pho Bo ». Parfois nous attrapons au vol un mot de français : petit kanak, petit kanak blanc…..ça c’est réservé aux métis !

En face est installée la famille de Jean-Marie. A huit mois, il tient toute la cour dans ses petites mains potelées. Chaque jour, sa mère s’assoit dehors , l’installe sur ses genoux. C’est le signal : quels que soient nos jeux, tous nous convergeons vers ce poupon vivant. Ses grands yeux noirs frangés d’immenses cils bien recourbés, sont de véritables aimants. Il a la peau cuivrée de ses parents javanais, elle est douce et parfumée. Il rit aux éclats à nos pitreries, ses joues rebondies se creusent de fossettes. C’est le roi de la cour. Nous envions tous Jean-Marie tant nous ressentons l’amour, la fierté que lui portent ses parents.

Une autre partie du bâtiment nous attire tout en nous remplissant d’effroi. L’endroit est habité par des fantômes, c’est du moins ce que notre imagination nous suggère. Nous les apercevons parfois derrière des rideaux qui frémissent. Quatre visages très pâles apparaissent furtivement. Nous croyons deviner de longs cheveux très raides, presque blancs. Un jour grand-mère me révèle le secret….. Ce sont les quatre filles de Madame Iris. Son visage devient sévère, sa bouche se tord un peu. Elle m’explique que cette « personne » travaille de nuit dans un dancing. Un endroit incorrect que les gens « bien » ne fréquentent pas. La journée, Madame Iris dort, les quatre sœurs doivent observer un silence absolu. Elles ont l’interdiction de sortir et surtout de se mêler à notre bande. Elles sont si blêmes à cause du manque d’air et de soleil, conclut Alphonsine.

Au-dessus, un autre garçon n’a pas le droit lui non plus,de jouer avec nous. Louis nous observe de sa fenêtre. Je lui parle parfois, il répond à voix basse, fébrilement. Sa mère finit toujours par nous surprendre, d’une voix sèche elle me dit de m’éloigner. Grand-mère met un point final à ma profonde perplexité en disant : « Ce sont des blancs, tu comprends ma fille ! ». Résigné Louis se contente de suivre nos jeux en silence.

Une famille de commerçants partage une partie du sous-sol, une petite cour dans la grande. Elle est bien clôturée pour éviter toute intrusion. Le magasin donne côté rue, l’entrepôt en contrebas reste accessible par un petit escalier. La famille Hammer vit dans une belle maison coloniale de la Vallée du Tir. Nous l’avons appris par le père de Jean-Marie qui s’occupe de leur jardin. Leur négoce leur a permis de posséder une des rares voitures circulant dans les rues de Nouméa. Elles sont si rares que les feux de circulation n’existent pas encore ! Ce sont des personnes très distantes, ils n’ont jamais un regard vers nous ni un sourire qu’ils réservent à leurs clients. Ils sont tous très grands, très blonds avec des yeux d’un bleu très froid. Pourtant nous sommes attirés par ce qui se passe chaque matin derrière la clôture. Ariane, la benjamine de la famille, s’installe sur un petit tabouret, elle nous tourne le dos, sa mère lui dénoue sa longue natte. Ses cheveux sont si longs qu’ils touchent presque le sol ! Elle la brosse longuement, je suis fascinée par sa chevelure , je suis certaine que c’est une princesse. Les garçons se lassent vite du spectacle et retournent à leurs amusements. Moi, je reste jusqu’au moment où majestueusement Ariane remonte l’escalier sans un regard vers son public.

Des années plus tard, Taï , le cœur dévasté a dû faire un voyage forcé vers un lointain Vietnam inconnu. Jean-Marie est devenu un homme épanoui, instruit, l’accomplissement de ses parents. Louis travaille dans un service public, nos regards se croisent, se reconnaissent sans parole inutile. Un jour de marche à l’Anse Vata, une voiture décapotable, arrivant de face, ralentit à ma hauteur. Une grande jeune femme blonde me salue de la tête, Ariane ! Elle m’a reconnue, pourtant j’aurais pu jurer qu’elle ne m’avait jamais regardée. Elle ne porte plus sa longue tresse, une coupe « au carré » lui encadre le visage. Les filles de Madame Iris, préservées du monde extérieur ont fait de beaux mariages. Wamo et moi, nous nous retrouvons sur les bancs de l’Ecole d’Infirmière. Complices et solidaires nous le resterons dans les services de l’hôpital.

Aujourd’hui cette place a presque totalement disparu, les logements devenus insalubres ont été murés. Une partie du carré d’immeubles a été démolie, remplacée par un parking.

Chaque fois que je passe dans l’avenue, mon regard se porte vers ce vide…. L’image de la cour me revient alors, intacte, éblouissante et j’aperçois dans le fond la baignoire de ma grand-mère.