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Attention à ce que vous dites ! (Anissa Nabli)

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, en sursaut, au milieu de la nuit, l’obscurité était totale. Elle fit un effort incommensurable pour se souvenir où elle était, puis l’odeur du bois brûlé lui rappela qu’elle se trouvait dans une case, chez des amis, en tribu, dans la baie de Luengoni. Soudain une brûlure ardente, des deux côtés de la colonne vertébrale la sortit brutalement de ses pensées. Elle se leva, ouvrit la porte de la case discrètement pour ne pas réveiller son amie et la fille de son hôte, – la pleine lune l’éblouit presque – et sous une pluie fine, elle se dirigea vers la salle de bain en frissonnant. Elle alluma la lumière, se mit dos au miroir, souleva le tee-shirt qui lui servait de chemise de nuit et son cœur se mit à battre la chamade : le long de sa colonne vertébrale, de chaque côté, elle constata des boules rouges et chaudes de la taille de balles de ping pong. Mais le pire, c’est qu’elles bougeaient dans tous les sens : elles semblaient vivantes. Elle se retint de crier, de peur de réveiller les gens de la tribu. Elle resta un moment à les fixer, les yeux exorbités, en se disant que c’était sûrement un terrible cauchemar et qu’elle allait bientôt se réveiller. Puis soudain, une phrase qu’elle avait dite, cinq heures plus tôt, à son amie, – suivie, à peine prononcée, d’un léger sentiment de culpabilité –, lui revint en mémoire : « J’en ai plein le dos de mes conneries !… » En effet, sa vie professionnelle et affective étant un peu compliquée à ce moment-là, elle avait attendu avec impatience d’aller décompresser dans cette tribu paisible à Lifou, pour oublier un peu ses soucis avec son amie, Aurélie, qui rêvait de découvrir cette île paradisiaque. Elle voulait aussi profiter de cette petite escapade au calme, pour faire quelque chose qui lui tenait à cœur depuis longtemps : écrire. Son ordinateur était la première chose qu’elle avait mise dans son sac à dos, ainsi que deux livres et un bloc-notes. Or, en arrivant à l’aérodrome de Wanaham, elle s’aperçut, en cherchant le plan de Lifou dans ses affaires, que non seulement elle avait oublié la batterie de son ordinateur, mais qu’elle avait aussi retiré ses livres de son sac à dos – pour y faire de la place et pouvoir ajouter un sandwich et une bouteille d’eau – en se disant qu’elle les glisserait dans son bagage en soute, ce qu’elle n’avait finalement pas fait… Elle s’imagina alors dans sa tente, sous la pluie à Lifou, en train de ruminer pendant que son amie corrigerait ses copies ou lirait paisiblement son livre. C’est alors que cette phrase sortit de sa bouche : « Quelle idiote, j’en ai plein de dos de mes conneries !… » Soudain, elle se surprit à penser : « Et si ces boules monstrueuses étaient vraiment mes conneries ? » Des hurlements de chiens la sortirent de ses pensées déprimantes. Elle ouvrit la porte de la salle de bain pour voir ce qui se passait : elle parvint à distinguer, à une dizaine de mètres d’elle, l’ombre d’une pauvre chienne, certainement en chaleur, qui s’était glissée de justesse sous la voiture qu’elle avait louée avec son amie, en arrivant à Wanaham : autour d’elle une meute d’une quinzaine de chiens hurlait à la mort. Un frisson terrible la parcourut. « C’est pas possible, c’est un cauchemar, je vais me réveiller ! » Mais la brûlure dans son dos lui confirmait que c’était bien la réalité. Elle eut un vertige tellement la douleur était vive. Elle s’assit sur la marche du bâtiment, devant la salle de bain. Elle prit sa tête dans ses mains et éclata en sanglots… Quelques minutes plus tard, elle essaya de se raisonner. Ça ne sert à rien de pleurer. Ça n’arrangera rien. Qu’est-ce que je dois faire ? Quelle est l’urgence ? Calmer la douleur. Me calmer. Il y a une solution à tout problème. Elle retourna donc dans la case, puis à tâtons, dans l’obscurité, elle chercha sa trousse à pharmacie dans son sac. Malgré sa discrétion, son amie se réveilla : « Ça va ? » Elle lui répondit que non et lui expliqua ce qui se passait. Aurélie se redressa sur son matelas : – Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires ou quoi ? Tu es juste stressée parce que tes vacances ne se passent pas comme tu l’imaginais, c’est tout ! Ça ira mieux demain, je te donne un calmant aux plantes pour te relaxer si tu veux. Après une bonne nuit de sommeil, demain – la météo prévoit du beau temps – on va aller se balader et pique-niquer sur une plage de rêve, ça ira mieux, tu verras. – Non, je ne délire pas. Viens avec moi, tu vas voir. A contrecœur, sentant que son amie ne se calmerait pas, Aurélie se leva en soupirant et la suivit jusqu’à la salle de bain. Devant le miroir, comme la première fois, elle souleva son tee-shirt : les boules rouges étaient devenues écarlates et bougeaient encore plus que quelques minutes auparavant. Aurélie fit une grimace de dégoût et fit un bond en arrière : – Mais c’est quoi cette horreur ? – Tu vois, qu’est-ce que je t’avais dit ? A peine eut-elle prononcé cette phrase que l’une des boules explosa comme un furoncle sur le miroir. Un petit être vert kaki, répugnant, d’une demi-dizaine de centimètres, mi-homme, mi-diable, glissa le long du mur jusqu’au lavabo, dans un liquide visqueux, kaki, mêlé de sang. Il atterrit dans le porte-savon, se redressa, passa ses mains sur son corps de haut en bas, comme s’il voulait se débarrasser de ce liquide qui entravait ses mouvements, leva la tête en souriant et dit : « Bonjour, je suis ta connerie ! » Les six autres boules explosèrent quelques secondes plus tard… Un cri perçant déchira la nuit noire : cette fois, les deux amies n’avaient pas pu se retenir. En chœur, les chiens répondirent. Aurélie se précipita alors vers la maison en dur où dormaient ses hôtes car sa compagne s’était évanouie : il fallait trouver de l’aide à tout prix. Elle tambourina sur la porte de toutes ses forces, avec ses poings, en suppliant qu’on lui ouvre. Sonia, les yeux plein de sommeil mais inquiète, ouvrit la porte, suivie de son mari, Sylvain. Aurélie, en larmes, sans qu’aucun mot ne puisse sortir de sa bouche, les attrapa par le bras et les entraîna vers la salle de bain : son amie qui avait perdu connaissance, gisait par terre, dans son sang et le liquide visqueux kaki. A son grand étonnement, Sonia et Sylvain ne parurent pas surpris. Ils essayèrent de la ranimer en lui donnant quelques claques et en lui mouillant le visage. Elle ouvrit les yeux, se redressa légèrement, mais elle était toujours sonnée. « Il faut la soigner avec un remède kanak. Va me chercher quelques feuilles des plantes, derrière la case, pour aider les plaies à se refermer et à cicatriser, demanda Sylvain à sa femme. » Sonia s’exécuta. Ils la nettoyèrent, la soignèrent et firent un bandage de fortune avec un manou. Ils lui firent aussi boire un médicament à base de plantes pour atténuer la douleur et la calmer. Pendant ce temps, dans le lavabo, c’était la fête : sept petits êtres vert kaki, immondes, mi-hommes, mi-diables, faisaient du toboggan en riant dans le lavabo rouge de sang. Puis, quand ils avaient fini, ils s’aidaient à remonter vers le bord, en utilisant leur longue queue comme s’il s’agissait d’une corde, puis repartaient pour un tour. Mais le premier, resté sur le bord du lavabo, plus posé, portait une barbe blanche à la différence des autres : assis sur le porte savon comme sur un trône, il semblait les dominer : c’était certainement le chef. Il parla : « Tu as mentionné tes conneries, nous voilà venues à toi, selon tes désirs »… Puis, ils éclatèrent de rire. Sylvain ne riait pas. Il s’adressa à ses deux invités : – Expliquez-moi ce qui s’est passé. Aussitôt, les deux jeunes femmes racontèrent leur histoire. – Je comprends mieux, dit Sylvain. Faites très attention à ce que vous dites. Chez nous la parole est sacrée et parfois même taboue, d’autant plus que cette tribu est sur une terre sacrée. Les nains voient tout et entendent tout ce qu’on dit. – Les nains, s’étonnèrent-elles ? – Oui, nos ancêtres, reprit Sylvain. Si une personne blasphème, ils se vengent. C’est ce qui s’est passé avec toi. Il faut aller purifier ton corps, ton esprit et tes paroles dans les grottes des Joyaux de Luengoni. Il y a une source magique tout au fond, tu dois t’y baigner… Avant même le lever du jour, ils enfermèrent les sept petits diablotins mécontents et grimaçants, dans un bocal en verre qu’ils déposèrent dans un panier tressé en feuilles de pandanus et se mirent en route. Ils marchèrent une bonne heure avant d’arriver à la grotte, puis commencèrent l’escalade des rochers pour descendre tout au fond, en s’éclairant d’une simple lampe de poche. Même si le soleil commençait à pointer, plus ils descendaient, plus l’obscurité se faisait profonde. Les deux jeunes femmes n’étaient pas rassurées… Arrivés en bas, ils posèrent leurs affaires et le panier sur un rocher et Sylvain demanda à la jeune blessée de se déshabiller. Interloquée, elle eut un moment d’hésitation. – Entièrement ? demanda-t-elle ? – Oui, entièrement. Pour elle qui venait d’une famille très pudique, ce n’était pas facile, mais sa santé physique et mentale était plus importante que sa gêne, donc elle fit ce qu’on lui demanda. Aurélie pensa qu’elle n’aurait pas aimé être à la place de son amie. Elle l’aida. – Va dans l’eau maintenant, ordonna Sylvain. Inquiète, mais incapable de faire autrement, elle plongea un pied, puis l’autre : l’eau était glaciale. Un frisson – de peur ou de froid, elle ne savait plus – parcourut son corps. Elle était incapable de raisonner. Tout était confus dans son esprit. Elle savait simplement qu’une force invisible l’attirait dans la source et l’empêchait de résister. Elle réussit finalement à plonger tout son corps dans l’eau. Après la brûlure provoquée par le choc thermique initial, elle ne sentit plus rien avec le froid. Elle était soulagée. Au moment où elle se félicitait d’avoir enfin pu le faire, elle entendit : « La tête aussi ! » et elle sentit une main appuyer sur sa tête. Maintenant elle était entièrement submergée par l’eau glaciale et sombre. Choquée, le souffle lui manqua. Elle se sentit étouffer. Un sentiment de panique l’envahit. « Respirer ! Je dois respirer, sinon je vais mourir ! »… Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle se trouvait dans le noir total et son cœur battait la chamade. Elle sentit son corps dégoulinant de sueur, sous sa couette, posé sur un matelas moelleux. Elle ne comprenait plus rien. Elle se retourna vers la gauche et vit les chiffres rassurants du radio réveil qui indiquaient 3h33 : « Je suis dans mon lit ! C’était juste un mauvais rêve ! » A tâtons, elle trouva l’interrupteur de son abat-jour qu’elle alluma. Elle resta un moment à fixer les objets familiers de sa table de nuit : son radio réveil, son livre, sa bouteille d’eau, ses boules Quiès… Son cœur ralentit. « Quelle horreur, ce cauchemar ! » Quelques secondes plus tard, sa vessie lui intima l’ordre d’aller aux toilettes. Elle y alla. Et sans savoir pourquoi, elle se mit dos au miroir et souleva son tee-shirt. Ses yeux sortirent de leurs orbites : « C’est pas vrai, ça va pas recommencer ! » Un cri perçant retentit alors dans l’immeuble…

Anissa NABLI