Tags

Related Posts

Share This

Les Tapas de la colère

Les Tapas de la colère, NCI

Les nuages se chargèrent de pluie et le vent se leva. Sur la plage de l’Anse Vata, près des farés, les derniers vacanciers de mai plièrent leurs parasols inutiles et leurs serviettes de bain. Les jouets des enfants regagnèrent les coffres des voitures familiales. Roger Dormeaux, treize ans, frissonnait sous son T-shirt kaneka en coton léger mais il aurait pu supporter la pire des bourrasques. Car il attendait Georges, son copain âgé de vingt-cinq ans, voleur à ses heures, bon blagueur mais sympathique, qui savait le comprendre ; il regagnait la plage en battant l’eau des mains et des pieds avec une belle énergie.

Roger le regardait se dresser, musclé. Il avait confiance en lui. Sa fugue remontait à une semaine, après l’innommable. L’étudiante qui lui servait de garde rapprochée avait invité sa mère, descendue de brousse, en l’absence de ses patrons ; celle-ci, curieuse, après avoir visité la maison du Faubourg Blanchot de fond en comble, s’extasiait devant une commode Boulle rapportée à grands frais de France ; elle en admirait les poignées dorées, passait le doigt sur les bords chantournés, ouvrait les tiroirs, malgré les avertissements prudents de sa fille. Attiré par le remue-ménage, Roger regardait du seuil de sa chambre. Une fois descendues elles papotèrent dans la cuisine tandis que Roger, intrigué par cette commode qu’il voyait tous les jours, s’approcha à son tour et ouvrit chaque tiroir. La commode devenait soudain digne d’intérêt. Ce qu’il vit le terrifia, l’horrifia et le bouleversa.

Ses larmes jaillirent. Il s’enfuit, courut. Courut dans le couloir, dévala l’escalier, courut dans la rue, longtemps. Il ne rentra que tard le soir et inventa je ne sais quoi ; la jeune fille fut grondée et renvoyée.

Quand il put se coucher, il ne pleurait plus. La haine avait remplacé la passivité.

Et il commença son harcèlement discret, puéril mais à sa mesure : oiseaux morts, claquettes dégoûtantes sur le tapis automatique qui conduisait les bouteilles vers l’encapsuleur… L’entreprise de boissons de son père connut de soudaines et désagréables intrusions, avec une incidence sur le rythme de la production. Les employés pressurés surveillaient tout, craignant d’autres actes de malveillance. M. Dormeaux ne savait où donner de la tête, redoutant un contrôle sanitaire des plus inopportuns. Enhardi, Roger passa au plan B. Il fallait vraiment punir son père là où ça faisait mal : subtiliser les grands tapas de collection qui faisaient l’orgueil de son prétendu père. D’une valeur inestimable, ils trônaient, artistement déployés sur deux murs du bureau paternel ; arguments de vente et de prestige, ils apparaissaient sur certaines publicités et M. Dormeaux, qui les avait assurés à prix d’or, posait fréquemment dans son bureau, les tapas en arrière-plan, quand il offrait un chèque de soutien aux associations caritatives. Sa fierté n’avait alors plus de limites.

Son forfait accompli Roger sortit précautionneusement du bureau ; accompagné de son complice Gorges il avait emporté deux grands tapas qui valaient une fortune, une liasse de billets trouvée dans le tiroir du bureau et il ajusta sur la selle du vélo une caisse de bière pour son copain Georges, qui l’aiderait à quitter le territoire. Il avait pensé à tout. Dans leur euphorie et leur hâte de s’enfuir ils ne prirent pas garde au bruit affreux que fit dans la nuit la veste de Georges, déchirée par un crochet sur le porche.

Serrant les tapas enroulés comme une natte, il revoyait la scène. Ils seraient bien attrapés, en découvrant les murs vides ! Ils n’avaient qu’à ne pas lui mentir ! Quand il avait trouvé les documents d’adoption dans un tiroir de la commode parentale, le mince lien qui le retenait au monde des adultes s’était rompu d’un coup. La fracture amorcée par sa solitude due au train de vie de ses parents se transformait en gouffre. Il était si différent d’eux, si sensible et imaginatif ! Ce n’était pas par hasard, il n’était pas leur fils ! Il négocierait les tapas et, avec la complicité de son copain retournerait en Colombie.

Petelo le gardien poussa un cri. Il ouvrit la bouche et tira la langue. Le spectacle qui s’offrait à ses yeux était dantesque et insupportable. Il y eut une bousculade derrière lui. ! Roger était dans une poubelle, mort ! Définitivement mort, un stylo dans la bouche. L’adolescent ne ferait plus ses jolies histoires inventées dans l’instant. Sa peau mordorée avait commencé à ternir.

  • Que se passe-t-il ? s’inquiéta madame Dormeaux qui venait voir son mari à l’usine, après avoir passé la matinée chez l’esthéticienne.

Petelo tendit le doigt vers la poubelle. Il n’arrivait plus à parler. Les autres employés faisaient cercle autour de lui. La femme du patron se fraya un chemin. Elle se pencha très bas en ajustant ses lunettes.

– Oh ! Fit-elle. Oh ! Oh ! Oh !

Ce fut son seul éloge funèbre maternel.

– L’engin, dit un employé, il a dû surprendre quelqu’un dans le bureau et on l’a jeté là !

Madame Dormeaux prit un mouchoir et attrapa délicatement le stylo.

  • Nous ne dirons rien à la presse ; appelez seulement la police !

Chacun regagna sa place. Mickaël le stagiaire avait les larmes aux yeux. Des enfants de ses collègues et de ses patrons, Roger était son préféré. Il attrapa le bras de Petelo et murmura :

– C’est quelqu’un qui l’a tué pour avoir l’argent du père. Pauvre gosse !

Mais personne, hormis les policiers qui le découvrirent plus tard, ne vit le papier blanc qui dépassait de la poche de Roger.

« Je suis né à Bucaramanga, en Colombie, en juin 2004. J’ai une sœur jumelle, Julia, que je ne connais pas. Ayant déjà plusieurs enfants, nos parents ne pouvaient pas assumer la venue de deux bébés supplémentaires. Ma sœur et moi avons donc été confiés à un orphelinat et M. et Mme Dormeaux m’ont adopté en payant une grosse somme. Et ils m’ont ramené en Nouvelle Calédonie. »

Sur le parvis de l’église la tristesse régnait tandis que le petit corps reposait dans son cercueil fleuri. Le patron essayait de cacher son chagrin par une boutade.

  • Attention ! Ne croyez pas que j’ai fait au lit. À mon âge, on n’a plus de couches depuis longtemps. J’étais mouillé à cause du cauchemar : ILS ASSASSINAIENT mon fils… Roger, c’est mon fils. Pourtant, il est rêveur. Au début, je trouvais qu’il avait la stature d’un gérant potentiel ; je l’emmenais à l’usine, pour qu’il s’imprègne. Et encore, en plein air les odeurs s’évaporent. Je lui faisais humer les sirops, apprécier les goûts des boissons, en dosages divers. Mais, comme il disait souvent : «le sirop, c’est trop sucré…» Enfant perdu dans ses rêves ! Je n’ai pas su le comprendre, je lui imposais mes choix. Maintenant c’est trop tard.

Journal de Mickaël

Le voleur et meurtrier habitait à côté. Tout a commencé le jour où un homme est venu s’installer dans la maison non loin de celle des Dormeaux. C’était un événement parce que la maison est abandonnée depuis des années, minée par l’indivision. C’était sans doute une belle maison coloniale ! Les murs sont devenus tout léprosés, tout tristes. A certains endroits il y a même de la moisissure. De grosses toiles d’araignées pendent du toit. Les volets sont cassés. Ils grincent même quand il n’y a pas de vent. Tout autour, les mauvaises herbes et les agaves ont tellement poussé qu’elles m’arrivent aux épaules. Je suis sûr qu’il y a des rats et des mille-pattes là-dedans ! Bref, un homme est venu habiter dans cette maison. Il était habillé tout de noir avec une capuche élimée. Il avait les cheveux bouclés avec quelques nattes à l’arrière de son crâne. Son visage était tout farouche et il avait des yeux noirs et brillants. Pendant des jours, les voisins l’ont observé discrètement, ce voisin atypique… Pensez-vous, dans un quartier bourgeois ! Il ne parlait à personne dans le quartier car il n’était pas du même monde. Parfois, il restait enfermé toute la journée sans ouvrir les volets. Et quand la nuit tombait, aucune lumière ne brillait chez lui, à part une petite bougie. Je me suis souvent demandé ce qu’il y fabriquait dans le sous-sol…Les voisins ont juré qu’ils l’ont plusieurs fois entendu pleurer !

C’est sa saoulerie qui l’a désigné. Un soir, ivre mort, il s’est endormi et la bougie allumée a mis le feu dans la maison en ruines. Sauvé par les voisins, il hoquetait dans son ivrognerie :

  • C’est pas ma faute ! Le petit voulait prendre le bateau. C’est pas ma faute, valait mieux profiter de cet argent et rester.

On a tout de suite fait le rapport avec la mort de Roger, qui avait absorbé une grande quantité de drogue ; l’adolescent s’opposait au projet de Georges, qui l’avait trahi. Il ne pouvait rester en vie, retourner chez les Dormeaux et le dénoncer ! Il serait pardonné, mais pas lui Georges, marginal, alcoolique et bandit de grand chemin. Pourquoi avait-il ouvert ce tiroir et renoncé à sa vie dorée ? Dans un spasme où se mêlèrent l’alcool et le vomi, Georges tituba et se laissa menotter. Une grande zébrure partageait un pan de sa veste déchirée et des fils pendouillaient.

Nicole CHARDON-ISCH