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Les Heures Italiques, par Mickaela Fenoglio, Professeur de francais à l’Université de Turin

Merci. Et maintenant, que va-t-il écrire ? Ou mieux, que va-t-il traduire, ce passeur de l’imaginaire, ce troubadour des mots qui est Nicolas Kurtovitch ? La boucle est-elle bouclée ? Voilà les idées/questions qui me taquinent depuis que j’ai terminé la relecture de ton dernier roman. Tout d’abord il me tarde de te dire encore une fois merci pour ce cadeau de phrases, pensées, mots, idées, tournures, rêves et fantasmes à connaitre et à reconnaitre… Encore une fois tu as traduit la vie en inventant un monde. Merci.
Ensuite… que va-t-il écrire ? Lorsqu’on affectionne une écriture, un romancier et ses histoires, un poète et ses métaphores, on attend toujours la suite, le dénouement de son œuvre avec curiosité et l’envie d’en savoir plus. Néanmoins la plupart des fois, à cette curiosité se mélange une sorte de certitude inconsciente sans doute fruit des traces laissées par les œuvres précédentes qui nous emmène à imaginer avec une certaine précision les résultantes. Avec Nicolas Kurtovitch c’était pareil, dès les premiers vers, découverts par hasard à Paris au hasard d’un jour de pluie, il y a longtemps, dans une petite librairie du Quartier Latin jusqu’à Good-Night Friends. Je me retrouvais toujours. Je savais que les sujets pouvaient, devaient, voulaient être développés, encore et toujours… qu’ils avaient encore quelques chose à ajouter. Pendant toutes ces années en compagnie de la littérature de Nicolas Kurtovitch, si je me posais la question « Que va-t-il écrire maintenant ? » c’était en sachant qu’il était en train d’élaborer une pensée in fieri, qui se glosait par ces poèmes tant appréciés ou par ces nouvelles tant savourées. Et puis ce fut les Heures Italiques…
Au bout de quelques pages, une double et étrange sensation, à la fois d’accomplissement et d’ouverture, m’a saisie, pour m’accompagner jusqu’au final.
Accomplissement d’un parcours d’écriture.
Accomplissement d’une trajectoire de l’imaginaire.
Ouverture vers d’autres territoires de la pensée.
Ouverture vers la géographie de l’Humain.
Accomplissement d’un parcours d’écriture… J’ai découvert ton œuvre à travers tes poèmes, imbibés de références, imprégnés de vie, apparemment indirects et pourtant si clairs, si poétiques. J’avoue que la première lecture de tes nouvelles m’avait un peu déconcertée… Les phrases longues, les jeux avec la ponctuation, l’utilisation des temps verbaux, m’attiraient et me repoussaient à la fois. Finalement, j’ai comprit qu’il s’agissait d’une écriture qui demandait un mot de passe, une clé pour entrer ; et ce mot de passe n’était outre que le rythme, ce même rythme qui me permettait d’accéder avec plaisir à ta poésie… Dans les Heures Italiques il y a une évolution de l’écriture qui me semble évidente ; tout en gardant la complexité de ton style, la phrase s’est raccourcie, en se modelant parfaitement sur l’instance narrative. Elle déclenche ainsi un rythme qui se révèle d’emblé en toute sa puissance évocatrice. Ce roman raconte l’itinéraire accompli par ton écriture : on y retrouve une certaine complexité structurale là où le flux da la narration nécessite d’une superposition imbriquée de rythmes différents et la clarté du mot juste, l’envoutement de l’haïku, dans les répliques.
Accomplissement d’une trajectoire de l’imaginaire… Ceux qui connaissent ton œuvre retrouvent avec plaisir les Lieux et les Hommes Montagnes, La Forêt, les Terres et le Tabac, la Commande et Uluru… Il y a Montagne Froide de nombre de poèmes, les quais du port de ces magnifiques nouvelles, il y a Jacques qui cultive avec acharnement son carreau, et l’Autre, encore et toujours…
Il y a la brousse et la ville, avec leurs charges d’humanité douloureuse, avec leurs contradictions mais aussi leurs impulsions heureuses. Et il y a, comme toujours dans tes créations, cette Calédonie parfois évidente et référentielle, parfois cachée et sous-entendue. Les Heures Italiques racontent ton œuvre.
Ouverture vers d’autres territoires de la pensée… À travers les chemins intellectuels et physiques des personnages de fiction, c’est l’apprentissage de la pensée multiple, capable de s’enraciner dans les contingences du quotidien tout en gardant sa capacité de s’envoler vers un ailleurs. Plus que jamais ce dernier roman nous interpelle et nous met en question. Il interpelle notre conscience. Où étions-nous ? Que faisions-nous quand les bombes éclataient jusqu’au delà de nos frontières ? Où sommes-nous quand les enfants de Gaza, d’Afghanistan, d’Iran, d’Afrique et de chez nous pâtissent la folie des adultes ? Mais le roman nous met en question aussi du point de vue personnel… Est-ce que nous ne rêvons pas tous, ò un moment où l’autre de notre existence, ce navire qui nous emmène vers d’autres rivages ? Qu’est-ce qui fait qu’on se retrouve dans l’eau sale du port ou bien, entre des bras capables de nous consoler ?
Ouverture vers la géographie de l’Humain… Au fil des pages les personnages grandissent, parfois de manière inconsciente ; ils apprennent à envisager le monde avec cette intelligence émotive qui permet le contact. On s’y reconnait ; on reconnait leurs luttes, leurs craintes, leurs faiblesses et leurs trahisons… Ici comme là-bas. Et finalement, ces figures de femmes, fortes et incontournables, qu’on entrevoyait, qu’on devinait derrière les personnages-hommes de quelques nouvelles. Elles ont commencé à se définir dans Good Night Friends, elles s’épanouissent aujourd’hui avec les Heures Italiques.
Les Heures Italiques est l’œuvre d’un intellectuel nomade, « ne visant ni la possession d’un univers, ni une efficacité sociologique immédiate, il s’éjouit dans un monde qui a ses failles, ses béances, ses abruptitudes, ses surgissements subits. Tout n’est pas dit, tout n’aime pas être dit, tout ne peut être dit. La recherche serait réussie s’il en résulterait quelque chose qu’on pourrait appeler un poème du monde ». (Kenneth White, L’Esprit Nomade)
Ta recherche a réussi. Tu as gagné le pari. Merci…