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Trois femmes, Nicolas Kurtovitch, analyse de Thierry Charton

À l’occasion de la parution de son recueil  Trois femmes, Nicolas Kurtovitch a tenu une causerie à Calédolivres.


Analyse de Thierry Charton :

« Comme tout le monde, je n’ai à mon service que trois moyens d’évaluer l’existence humaine : l’étude de soi la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l’observation des hommes qui s’arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspectives qui naissent entre leurs lignes.», écrit Marguerite Y ourcenar dans Mémoires d’Hadrien.

Dans  Trois femmes, Nicolas use de l’observation des hommes pour évaluer la nature et le sens de l’existence humaine. Mais ces femmes et ces hommes ne sont pas toutes les femmes ni tous les hommes. Ces existences ne sont pas celles d’un Empereur comme Adrien. D’ailleurs, l’Histoire ne retient qu’à la marge les souvenirs de nos vies minuscules. L’Histoire est écrite comme un grand roman mythologique. Tout son esprit est romanesque. Les Dieux et les Héros sont des modèles. Le Bien finit toujours par terrasser le Mal.

L’existence humaine, à ce titre, est toujours une idée reconstruite, une généralité commode pour les analyses, un concept philosophique sur lequel la matière de la vie et du hasard ne s’accroche pas et laisse à la place un squelette sans visage qui n’explique guère ce qu’est l’imprévisible mouvement de la vie. Aussi, ces gens, dans Trois femmes, ce sont les modestes, les démunis, les déracinés, les enfants abandonnés, les prisonniers, les clochards, trois femmes calédoniennes, Nicolas lui-même, un oiseau, un arbre.

Nicolas donne un nom et offre une mémoire à ces gens ordinaires, sans nom et sans mémoire, presque sans visage, surtout sans voix, que l’Histoire oublie et intègre de force, sans distinction, dans ce grand tout analytique qu’on appelle « Le peuplement de la Nouvelle-Calédonie », cette donnée de la colonialité qui ne dit plus l’entrelacement singulier entre les peuples mélanésiens et ceux que l’Etat colonial, seul responsable des multiples formes de déracinement qu’il opère en fonction de ses propres intérêts, a précipité souvent, contre eux-mêmes, sur l’île de la Nouvelle-Calédonie

Ces gens, Nicolas les appelle, je crois, les voix inaudibles, celles qui disparaissent dans la mémoire historique, accompagnées parallèlement des lieux que ces âmes ont désertés et donnaient de leur vivant à ces bâtiments, demeures, jardins, la force d’une vie pleine et entière, autonome à la manière de celle d’une fleur ou d’un nuage. On pense au Château Hagen où Nicolas a habité, qui conserve le murmure de son enfance, la trace de son passé familial : « ça doit être la Maison qui conserve notre mémoire à toutes, il nous suffit, comme je le fais, de nous glisser à l’intérieur, de s’asseoir, de ne pas parler, de se laisser prendre, elle nous prend telle une gigantesque baleine, elle nous conduit à son cœur où tout est conservé. »

Nicolas interroge donc, non pas seulement le passé en tant que tel, qui nous proposerait la superficialité d’un souvenir reconstruit par sa mémoire, mais l’époque, c’est-à-dire le passé du cœur et des émotions de celles et de ceux qui ont jadis habité cet ancien présent dont Nicolas, voyageur du pays de toutes les mémoires, voudrait en saisir toute l’affectivité, tous les visages qui le composent et toute la chair qui lui offre un corps, à la manière, dans l’esprit, d’un enfant abandonné qui comprend que son existence individuelle seule ne suffira jamais à expliquer ce qu’il est aujourd’hui et l’homme qu’il deviendra demain. Dans ce recueil, Trois femmes, une part secrète de Nicolas relève de l’enfant abandonné.

En même temps, ce voyage de Nicolas au pays de toutes les mémoires, c’est aussi celui qui le conduit en lui-même, dans sa propre mémoire, car une connaissance authentique de soi croise la route des vivants et celle aussi de nos morts. C’est aussi parce que tous les souvenirs sont des défaites (dit en substance la petite fille à la page 15) que Nicolas, contre l’extinction si douloureuse pour lui de toutes les formes de la mémoire, nous livre son propre dialogue intérieur avec les âmes qui lui parlent du pays de la mort où s’estompe, au fur et à mesure que le temps passe, le souvenir même de leurs visages.

Dans ce recueil intimiste et universel, si la mort hante naturellement le lieu du souvenir, c’est que le souvenir est une lutte âpre contre la dispersion irréversible que la mort opère comme la pourriture disloque toutes les formes de corps. Nicolas témoigne tout à la fois de la mort des gens, comme s’ils étaient toujours vivants, et de la vie des gens, comme s’ils n’étaient jamais morts. Comme Enée descend aux Enfers pour revoir son père Anchise, Nicolas descend en lui-même, mais avec cette différence que pour Nicolas, (Une femme à sa fenêtre), les souvenirs vivent aux antipodes des Enfers mythologiques et se situent dans le temps vivant de celui qui se remémore, « celui de sa vie réelle, celle intérieure, secrète, égoïste, mais douloureuse et triste, éternellement triste. »

Cette blessure « éternellement triste » en Nicolas (La route n’est plus en terre), que son écriture, de mots simples en phrases presque murmurées à notre oreille, nous rend parfaitement visible, n’est pas cette nostalgie facile dans laquelle les écrivains versent trop souvent, cherchant à toucher à grands coups d’artifice littéraire le lecteur mais sans jamais comprendre les raisons profondes de leur sensibilité touchée, commettant le pêcher de prendre parti pour eux-mêmes et de s’enfermer dans un passéisme qui interdit de fait toute pacification entre les hommes et toute paix avec eux-mêmes. Ce que dit cette blessure en Nicolas, (souvenons-nous de la figure de l’enfant abandonné) si lointaine, si proche, si personnelle, ce qu’elle nous raconte, c’est, je crois aussi, toutes les blessures du peuple calédonien, tous «ces éboulements » de notre histoire, où « c’est, maintenant que j’en ai pleinement conscience, un éternel chagrin. »

Il y a donc aussi, chez Nicolas, cette dimension historique des peuples abandonnés dans le grand roman de l’Histoire nationale, soumis à une sorte d’adoption forcée qui les couperait de leurs histoires personnelles pour les condamner, dans le pire des cas, à la recherche d’une identité perdue, source malencontreuse de conjectures erronées et de routes qui ne mènent nulle part. L’euphémisme du mot « événement » ne dit plus rien de ce que furent les dissensions entre ceux, appelés à tort « blancs », « noirs », dont le lien du sang est bien souvent celui du métissage, par conséquent, celui de la paix comme le seul Bien à réaliser ensemble, comme le seul Destin qui ait un sens et une valeur pour nous tous. Même si « tout est inachevé », que la mémoire nous joue des tours, que le souvenir peut dire autant ce qui ne fut pas que ce qui sera de toute éternité, « Il faut préserver le temps et la force d’être ensemble, le désir de simplement disserter sur ce qu’il convient de faire de ce jour, ce jour si justement, ce vingt juillet 1999 ; discussion, prétexte pour vivre ensemble, presque côte à côte, et toujours nouer les fils de la parole, de l’amitié, du cœur et de l’esprit. »

Emblématique est à ce titre la nouvelle, Les amis retrouvés. Elle nous raconte l’absurdité de vouloir scinder coûte que coûte les hommes en deux groupes radicalement distincts, même en temps de guerre, entre « ami » et « ennemi », ici «kanak» et «caldoche», «né en Nouvelle-Calédonie» et «né ailleurs», cette tentation qui nous relie encore à un mode de pensée coloniale que nous combattons par ailleurs et qui sépare les hommes plus qu’elle ne les relie, qui appelle la violence comme seule voie possible de règlement des conflits. Pour Nicolas, seuls comptent les femmes et les hommes qui habitent cette terre et y demeurent, avec comme une pensée ultime, la fugacité de notre temps humain sur terre : « Je suis à cette ville, à sa disposition et à celle de ses habitants, les vrais, ceux qui y demeurent. Pour autant, je m’y sens bien et cette situation d’étranger n’y est pas étrangère. Etre de passage, n’est- ce pas notre lot sur terre ? » (Une rencontre)

En lisant ce recueil, nous percevons, au fil de ses nouvelles, la tension entre passé, présent, futur, rendue manifeste grâce à une écriture épurée qui retient dans ses mots les traces émotives qui subsistent au cœur d’une mémoire morcelée et annoncée telle quelle dès l’incipit: « Mon arrière-petite fille est née en juillet, à la clinique M. tout comme mon fils, peut-être sont-ils nés dans la même salle. Qui sait. » Cet incipit n’est pas sans nous rappeler celui d’un autre fils de la colonisation, Albert Camus, dans L’Etranger, cette mémoire capricieuse des exilés involontaires, écartelés entre ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir et ce qu’ils ne sauront jamais : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »

Aussi, la question qui traverse tout le recueil de Nicolas est bien celle de la nature complexe du temps et du souvenir qui s’y rattache comme sa condition première. Car le souvenir fixe le passage, c’est-à-dire le transit des choses qui passent vers le passé. C’est en nous que nous mesurons ce passage que nous appelons le temps qui passe. Saint-Augustin, dans le livre XI des Confessions nous dit: «C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps ». Comme dans le recueil de Nicolas, ce qu’on mesure au fil de ses nouvelles, ce ne sont pas les choses passées ou celles futures, car les unes n’existent plus et les autres n’existent pas encore, mais le souvenir et l’attente qu’en nous elles génèrent. Nicolas rejoint la célèbre conception augustinienne, celle que l’extension du temps est une distension de l’âme : « Peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. Il y a en effet dans l’âme, d’une certaine façon, ces trois modes de temps, et je ne les vois pas ailleurs. »

Ainsi, le récit du passé, c’est la mémoire, le présent du passé, tandis que le présent du futur, c’est l’attente. C’est dans le passage même, entre le souvenir, l’attente et l’attention au présent, qu’on trouve à la fois la multiplicité du présent et la source de notre déchirement existentiel. Cette tension subjective, marque de la vie intérieure de toute âme, de toute conscience, bien évidemment celle aussi qui traverse tout le recueil de Nicolas , entre attente, mémoire et attention, n’est pas seulement l’expression personnelle d’un homme qui s’interroge sur le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Ce qu’expriment aussi ses nouvelles, ponctuées chacune par le mot « fin », comme pour mieux conjurer une stabilité impossible dans le flux du temps, c’est bien le déchirement de l’homme intérieur privé de la stabilité de l’éternel présent, même si Nicolas nous offre une possibilité de l’instaurer concrètement.

Cet homme intérieur, je crois, dans sa dimension universelle, se lie encore au destin incertain de la Nouvelle-Calédonie, pays déchiré encore entre mémoire, attente et attention, entre le présent du passé, le présent du futur et qui interroge plus angoissé ce présent du présent si difficile à habiter. La nouvelle Contre la montre nous décrit ces trois femmes calédoniennes aux trois ancrages différents (la métropolitaine, l’îlienne et la caldoche), tout occupées à courir contre le temps qui passe, dont l’image des contraintes professionnelles n’est que l’envers de celle de leur rencontre prochaine, espérée, souhaitée. Car « ces trois femmes n’ont rien de commun, ou si peu. L’essentiel. » Qu’est-ce que l’essentiel ? Se sentir bien chez soi. Que chacun puisse se sentir bien chez soi en Nouvelle-Calédonie.

Se sentir bien en un lieu, pour Nicolas, cela ne signifie pas exercer un droit de propriété, revendiquer par la force aveuglément ou historiquement – ces deux termes ne se confondent-ils pas tragiquement ? – ce qui nous appartient en droit, comme si la règle du droit prévalait toujours sur la règle du cœur. La nouvelle Un amour nous propose ce chemin de la réunification entre les hommes d’ici. Comment ? Par le pouvoir du langage et donc aussi celui de la littérature : « Il paraît que les verbes en langue chinoise ne se conjuguent pas, un signe placé le plus souvent en fin de phrase indique s’il s’agit du passé et du futur ; le verbe aimer : elle aime à penser qu’il ne relève donc que du présent. Un éternel présent. » L’amour est alors ce qui apaise le déchirement que Saint-Augustin apercevait dans la triplicité du temps au sein de notre conscience. Un éternel présent est possible. Le recueil Trois femmes tente la possibilité d’un éternel présent dans la figure classique de l’Amour, plus exactement dans celui de la réunification des peuples calédoniens.

Par conséquent, si la formulation ambigüe « écrivain calédonien » a du sens – car un écrivain est toujours d’ici et d’ailleurs (les résidences de Nicolas témoignent en faveur de cette vision plus intelligente) – l’erreur étant celle de construire autour de l’écrivain d’ici la grande barrière du régionalisme, cette conception protectrice et médiocre qui se trompe quand elle oublie que chaque œuvre doit nourrir en elle-même un rapport singulier avec l’universelle condition humaine (Giono est beaucoup plus qu’un auteur provincial, les Félibres et Frédéric Mistral sont beaucoup plus que les défenseurs de la langue d’Oc, Nicolas Kurtovitch et Pierre Gope sont beaucoup plus que des auteurs calédoniens), c’est parce qu’elle préfigure, sous la bannière des langues, cette ouverture à « l’autre », à « l’étranger », à « l’ennemi », à « l’ami », à tous ceux sans lesquels aucune mémoire n’est possible ni aucune rencontre authentique avec soi-même. Car sans la littérature, la poésie, toutes les formes d’art, c’est l’oubli définitif qui tombera sur la tête de tous les hommes, célébrant le triomphe de la mort et de la bêtise qui aiment tant à opposer l’homme contre l’homme.

Pour conclure, ce que la littérature nous offre, ce que le recueil Trois femmes de Nicolas nous donne à entendre, à voir, à comprendre, c’est l’éternel secret des âmes inaudibles, l’éternel présent de la mémoire sauvée, pour revenir à notre point de départ. La nouvelle Un journal nous précise la tâche de cet écrivain qu’est Nicolas, au service des hommes et des voix inaudibles pour être plus justement au service de lui-même et de sa propre voix inaudible. » Thierry Charton, 24/06/2020