Nouvelles Calédoniennes, Vent d’ailleurs   (Extraits) Mai29

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Nouvelles Calédoniennes, Vent d’ailleurs (Extraits)

Nouvelles Calédoniennes, Vent d’ailleurs

Après sa présence en avant-première au festival Étonnants voyageurs de Saint-Malo, Nouvelles calédoniennes est désormais disponible chez votre libraire.

N‘attendez plus pour vous plonger dans ce magnifique recueil de nouvelles !

Et pour en savoir plus, Nouvelles calédoniennes se laisse découvrir.. Voici 6 extraits…

Hula de Waej Génin-Juni

Hula Qanou’n n’était pas belle. Non. En tout cas, pas belle selon les critères admis par les hommes kanak. Elle était très foncée de peau, couleur cacao à forte dose et ses cheveux longs, crêpés, toujours attachés en chignon au creux de la nuque lui donnaient un air sévère de vieille institutrice protestante. Mais dès qu’elle souriait, ses fossettes se creusaient, son visage s’illuminait et son sourire réchauffait le cœur de tous ceux qui l’approchaient. Embarrassante pour ses parents qui vivaient modestement avec ses quatre frères dans un studio meublé à Nouméa, elle était envoyée pour des vacances prolongées à Lifou, chez la grand-mère. Pas douée pour les études supérieures et ne possédant pas de diplôme négociable pour un petit salaire dans une quelconque administration de la province des Îles, elle prit l’habitude et surtout le plaisir de vivre à la tribu. Elle partageait son temps libre entre la grand-mère qu’elle appelait Nenë et les activités de la tribu qu’elle appréciait parce qu’elle y rencontrait du monde. Un soir, en rentrant de son tournoi de volley-ball dominical, elle trouva sa grand-mère assise sur le seuil de la case, l’air préoccupée. Sur le öli qui délimite le foyer dans la case, était posé un rouleau de tissu soigneusement emballé dans son étui en plastique. Une enveloppe blanche attendait sur un coin du rouleau.

Au pays de l’or vert de Noëlla Poemate

Crrrac… Crrrac… Crrrac… Le vieux râteau, auquel il manquait une ou deux dents, amassait dans sa demi-mâchoire entrouverte, les feuilles du vieux bourao qui s’étaient tristement laissées choir durant la nuit, sur les gravillons étalés autour de la vieille maison en tôle. La cadence était rythmée et même si la bouche édentée laissait passer une ou deux feuilles espiègles, la main habile et déterminée qui manipulait l’instrument tout rafistolé avait rapidement fait de ramener tout ce petit monde vers son dernier séjour : le tas de détritus qui commençait à crépiter près des mimosas. Il était à peine cinq heures du matin et le ciel n’avait pas terminé de retirer son manteau étoilé que déjà la maisonnée laissait échapper mille sons familiers… La bouilloire au dos noirci par les flammes sifflait sur le petit fourneau étincelant, le cliquetis des cuillers tombant dans les bols transparents marron ou blancs – qu’importe la couleur pourvu qu’ils nous soient utiles, n’est-ce pas ? Et les portes des placards qui s’ouvraient et se refermaient, comme si on était à la recherche d’un quelconque trésor, sonnaient l’heure du réveil…

L’allée couverte de Graviers Blancs de Nicolas Kurtovitch

Il n’y avait pas d’autre solution, Maman étant partie, il fallait partir à mon tour. Mais où ? Je me demandais où ils m’enverraient, chez qui je devrais habiter, et combien de temps. Maman était partie mais personne ne m’avait dit pour combien de temps, si c’était pour toute l’année, jusqu’à Noël, ou seulement quelques mois. Et je ne savais pas non plus où elle était partie, dans un autre pays, ça oui, je l’avais compris, mais où exactement ? Personne pour me le dire, tout le monde me considérait trop petit pour comprendre ou pour m’intéresser à ce genre de chose ! Ils se trompaient.

Je suis parti un matin de très bonne heure, peut-être à trois heures, mais je m’étais réveillé à une heure du matin et longtemps je suis resté dans mon lit à attendre qu’on vienne me dire de me lever. Je ne sais plus très bien qui m’a déposé sur le trottoir devant la grande vitre de l’agence de transport, celle qui organisait les voyages en brousse. Car c’est en brousse qu’on m’envoyait pour cette entrée en sixième ! Cent soixante-dix kilomètres exactement, la dernière partie dans la poussière d’une route en terre à l’assaut de deux cols vigoureux défendant l’accès aux villages de Bourail, Moméa et Boghen.

Zénon ou les hirondelles de Frédéric Ohlen

Après la rafle et mon évasion du commissariat, j’étais passé de main en main, toujours à couvert, toujours caché, pour aboutir ici, à cette grande maison sous les arbres, avec monsieur Lucien, Madame et Yasmina. Et puis les hirondelles sont arrivées. « C’est sale », a dit Madame. Nous, sur le moment, on n’a rien compris. Avec Yasmina et Lucien, on s’était juste réjouis. On avait applaudi en suivant leurs glissades, ces entrelacs d’énergie qu’elles dessinent. J’aimais les filles du vent, cette faculté qu’elles ont de filer, virer, glisser sans effort. Elles étaient revenues d’Afrique vers la mi-mars, quelques semaines après moi. Elles avaient surgi d’un coup. Des boomerangs vivants avec au centre presque rien. Un simulacre de corps aussi léger que l’air. Des ailes en rasoir. Elles étaient rentrées. On les a vues soudain remuer dans leurs nids. On a vu dépasser leurs têtes, leurs plumes effilées, ces fins ciseaux qu’elles croisent sur leur taille cambrée, et ce frétillement de tout le ventre quand le poitrail de l’oiseau retrouve l’empreinte de ce qu’il fut, ce creux que sa chair maigre de voyageur n’épouse pas encore tout à fait.

L’horloge végét@le de Denis Pourawa

Pour rien au monde je ne changerai mon horloge intérieure, d’aucune façon. Mon rapport au monde c’est de communiquer le respect à vivre avec la nature, à exister par elle et avec elle, mon savoir-être est là en moi. C’est l’originelle, la nature, c’est d’où vient, c’est d’où jaillit le souffle qui fait s’écouler dans mes veines les rythmes de ma vie. Sans elle mon sang ne coule pas, ne chante pas, ne danse pas, ne vit pas. Qu’importent le lieu, l’époque, l’univers, je serai toujours hors du Temps. C’est ma logique d’être hors de la loge du temps, l’horloge intérieure du temps kanak, tel que je pense, tel que j’imagine, tel que j’admire. Cet hors-logique du temps dans lequel on pourrait tous se retrouver et se reconnaître semblables et qui est celui du grand banquet.

Ce seul moment avec tout, hors du Temps, c’est ce temps-là qui ne se lève et qui ne se couche jamais en moi.

C’est ma logique d’être hors du jeu, à l’abri du courant, à l’ombre des mouvements.

Pas l’illusion, pas le mensonge, pas les nœuds, pas les vagues, pas le trou vide creusé par une main humaine dans lequel tous vont comme un seul, non, juste mon horloge naturelle comme étoile et même si celle-ci erre dans l’éther, cet espoir, j’y crois. Le soleil qui se lève le matin, puisque c’est ainsi qu’on l’imagine depuis notre enfance, de père en fils, de mère en fille.

Condamné à perpétuité de Claudine Jacques

Octobre joue de sa lumière blanche au travers des vieux arbres et des lianes languissantes. De l’herbe mouillée montent l’odeur sûre des fruits tombés au vent, les relents âcres et sucrés – capricieux et subtils – des feuilles mortes ramassées en tas çà et là, où moisissent les calices impurs des frangipaniers, la chair molle des alamandas. Il a plu cette nuit, une averse drue, bruyante, quelques gouttes glissent encore, rondes, sur les larges feuilles rousses des bouraos. Une brise de mer, si légère, berce sur l’eau une plate en alu près du débarcadère. Il fera beau pour la journée « Portes ouvertes ». On a prié pour ça toute la semaine. Déjà dans un coin on installe une sono près d’un camion Coca-Cola qui lève ses vantaux. Une longue sœur pâle passe dans une robe bleue. Elle se dirige d’un pas glissant vers la chapelle, s’arrêtant en chemin pour attendre une vieille femme qui trébuche dans des chaussures de sport trop grandes. Les cloches ont tinté à plusieurs reprises pour l’office du dimanche, l’office que monseigneur a honoré de sa présence, comme monsieur le maire d’ailleurs.

Des cantiques s’élèvent et s’étirent. À caresser le ciel et les anges.


L’odeur des sorghos de Anne Bihan

À chacun sa madeleine, l‘odeur des sorghos l’avait saisi dans la montée. Longtemps il avait trouvé mille raisons de différer ce périple. Il se méfiait de la nostalgie, certain de pouvoir succomber aussi aisément qu’un autre à ses effluves mortifères, et il avait fallu la signature au bas de ce faire‐part posé maintenant sur le siège passager, par‐dessus le paquet entouré d’un papier dramatiquement exotique, pour qu‘il se décide à faire le voyage.

Dans la lunette arrière de la voiture de location, chaque virage révélait un horizon de montagnes. Il le goûtait par bribes dans le rétroviseur, avec le désir enfantin de s’appuyer comme autrefois sur la banquette, son petit frère à ses côtés, en sens inverse des parents dont les silences disaient la hâte d’avoir franchi ce passage et d’atteindre enfin la maison de Nédivin. Sa large carcasse lui sembla soudain bien encombrante, et définitivement inadaptée à l’exercice. Celle devenue longue du frangin l’aurait d’ailleurs été tout autant. Il se révélait heureusement préservé de la banale tentation d’éprouver, à l’endroit de l’enfance, de quelconques regrets. Depuis toujours, grandir avait été sa grande affaire.