Le Monde flottant, F. OHLEN vu par Viviane VICTOR
Présentation du roman
Le Monde flottant de Frédéric Ohlen
au SILO 2022, CREIPAC, Nouméa
par
Viviane Victor-Japel,
professeure certifiée STMS
avec deux co-intervenants :
Louis-José Barbançon et Patrice Godin.
Frédéric Ohlen nous a mandatés tous les trois pour présenter devant vous son nouveau roman Le Monde flottant, édité au Vent des îles, à Tahiti.
L’auteur tient à rétablir dans son roman une certaine vérité historique et psychologique en nous faisant connaître l’histoire, jusqu’alors largement occultée, d’une femme, Bretonne et engagée, Nathalie Lemel. Cette grande figure féminine fut trop souvent masquée, voire écrasée par le poids paradoxal donné a posteriori à Louise Michel. Il a donc décidé de se mettre au service de la vérité et de la liberté. Il s’agit pour lui de faire définitivement sortir de l’ombre une héroïne méconnue.
Citons l’écrivain Albert Camus :
« [… ] l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. »
- Quelles lectures peut-on faire du roman de Frédéric Ohlen ?
La particularité de ce roman à rebours, c’est qu’il peut être lu par brusques à-coups et petits chapitres, selon un angle historique et biographique, celui auquel on pourrait légitimement s’attendre, ou encore, comme un roman policier avec des énigmes successives selon la lecture de Patrice Godin. Cela le rend particulièrement intéressant. L’ingéniosité de l’auteur est qu’il laisse, par une espèce de double procuration, presque totalement la place à la voix de son héroïne. En d’autres termes, il fait parler, directement – et par échos, via Clemenceau, Monet, la fille de l’insurgé Boyenval, et bien d’autres ! – la petite Bretonne. La voici muée en vieille dame (a priori incapable de témoigner seule) à l’issue d’une très longue existence et après bien des combats.
Le narrateur se laisse pénétrer par l’âme féminine de manière symbiotique. Le roman nous parle aussi à plusieurs voix à travers, notamment, les interventions du « Jeunot », alias Édouard Demange, un employé de l’hospice des Incurables d’Ivry-sur-Seine où elle finira sa vie. Au point qu’on on ne peut pas distinguer, au fond, l’être masculin seulement, ni la sensibilité féminine dans l’homme qui s’exprime à travers ces lignes (p. 42).
On dénote des traits flagrants de ténacité et de robustesse dans la voix de cette femme à nulle autre pareille. Nathalie Lemel représente vraiment une figure de cœur, serviable au dernier degré, remplie d’une extrême empathie envers ses semblables.
Deux phrases en expriment la force : « La bête se cabre et résiste », « Je combattis à Brest, à Quimper, à Paris. Ce fut ma seule musique. Un son blanc dont je ne retirai nulle fierté, au contraire de celles qui cherchent en vain la gloire » (p. 24). Suivez mon regard…
J’aime particulièrement la description qui valorise les exploits cette pasionaria, femme d’action au service de la « Cause », héroïne de guerre acharnée, puis réprouvée confrontée, après les prisons, au difficile retour à la vie civile (p. 37 : une lecture suit).
- Pourquoi ce titre, Le Monde flottant, « ukiyoe » en japonais ?
« Le Monde flottant, c’est – en soi – le paradigme absolu, la métaphore de cette époque apparemment lointaine, celle de la Commune de Paris, et de la nôtre, celle de la COVID-19 où, il n’y a pas si longtemps, on mourait de ne plus pouvoir respirer au large. Pour les uns, cela consiste à tenter de passer outre l’arbitraire absolu du Second Empire, avec Napoléon III, puis ensuite, à échapper au joug de Thiers, le grand « mate-à-mort » que j’ai essayé, à juste titre, de dénoncer à mon tour. Pour nous autres, pauvres hommes du présent, à rester englués dans un temps odieux, une époque de plomb où nous sommes contraints par les pouvoirs publics à ne plus bouger, à ne plus nous déplacer, ni même à penser en nous mêlant intimement à nos contemporains pour des raisons prétendument sanitaires. Bref, une période de destructions massives (cachées ou avouées) où tout est remis en cause, du plus grave jusqu’au plus léger, de l’éphémère jusqu’au plus profond. L’ukiyoe (qu’il relève des arts graphiques ou de la gouvernance) devient alors le rêve d’un monde rassurant et lisse – qui n’a plus cours. Une illusion pour masquer sa violence infinie dans une vaine tentative de maintenir le statu quo, d’empêcher tout changement véritable. »
- Qu’en est-il du style du roman ? Est-ce que nous pouvons dire que l’écriture de ce roman a été un défi relevé avec brio par Frédéric Ohlen en faisant parler Nathalie Lemel, « la petite Bretonne », après des années de silence ?
L’expression « petite Bretonne » est répétée plusieurs fois, ce qui donne, certes, une indication bien réelle : Nathalie Lemel ne mesurait, en effet, qu’un mètre quarante-neuf, ce qui était « petit » pour l’époque, mais cette notation réitérée marque aussi une volonté de magnifier un personnage démesuré, une géante regimbant sans cesse contre l’adversité. On remarquera aussi les phrases nominales et courtes qui surprennent et créent un effet d’accélération en révélant les émotions cachées de Nathalie. Frédéric Ohlen a fait preuve, tout à la fois, de passion et de sincérité dans la résurrection des idées et du caractère bien trempé de son héroïne.
- Tout au long de ce récit, nous pouvons ressentir l’âme guerrière, mais aussi la grande humanité de Nathalie Lemel. Si Nathalie n’avait pas pris part à cette atroce guerre civile, aurait-elle eu autant envie de célébrer la vie (p. 92)?
Redisons-le, j’aime particulièrement la description qui valorise les exploits d’une héroïne de guerre acharnée. (p. 37 : suite de la lecture).
Dans ce récit, on peut ressentir tout le dévouement de N.L, son combat au service de l’Union des femmes pour la défense de Paris, son lien avec son amie la plus chère, une Russe venue tout spécialement dans la capitale, sur les conseils de Karl Marx : Élisabeth Koulecheva (p. 147).
Un engagement total, puis, au final, une furia guerrière mâtinée de dégoût. Une révulsion bien légitime face aux pendus ou aux condamnés à mort. Et cependant, la foule autrefois y prenait goût : « repue » dit-elle. On se souvient qu’à l’époque, comme au Moyen Âge, le supplice, le lieu de l’expiation était un simple espace de divertissement pour le peuple ou les Dames (p. 92).
- Comment peut-on expliquer que Nathalie Lemel soit une oubliée de l’histoire de France ?
Est-ce que parce qu’elle était « inclassable », ou encore « trop en avance sur son temps » ?
On peut aussi entrevoir l’entêtement très particulier du narrateur-auteur, ou de la narratrice dans le portrait sombre qu’il ou qu’elle brosse de Louise Michel, cette femme qui s’adonne, pas toujours de manière très consciente, à l’imposture et à la réécriture de sa propre vie (p. 46), et qui finit encensée comme malgré elle, dès l’origine, à son retour d’exil, gare Saint-Lazare, par plus de cinq mille personnes.
On sent ici une volonté farouche de lever enfin le voile, de dire enfin la vérité, toute la vérité sur ces femmes-là, comme pour briser à jamais le mythe créé de toutes pièces, et depuis longtemps, autour de Louise Michel.
Lemel. est toujours présente, comme la crasse incrustée dans les vieilles chaussures de N.L (p. 53), ce qui ne contredit pas, pour autant, une certaine proximité entre les deux femmes. Une fraternité initiale née d’abord dans les prisons. Comment pourrait-il en être autrement avec, comme un fait exprès, des initiales si proches, en forme de reflets inversés : « N.L. » et « L.M. » (p. 80)?
6 . Parlons des rôles multiples du Jeunot, qui est « son secrétaire particulier, son ressort secret », et dont la mission ultime est d’accomplir les dernières volontés de la vieille dame. Peut-on parler d’une histoire d’amour entre N.L. et le « Jeunot » ?
(p. 56-57) Différence d’âge mise à part, cette lecture nous guide, elle nous oriente amplement dans la voie de l’amour entre ces deux personnages. Platonique, maternel, charnel aussi ? Les trois dans doute !
- Pourquoi avoir écrit ce roman ?
(La question est posée à l’auteur, qui répond par ces mots.)
« Par une pure nécessité intérieure, en sachant – dans le foudroiement total de la compréhension ou de l’intuition immédiates – que cela me concerne jusque dans mes tripes. Une manière aussi de faire la nique au Destin, de rendre l’impossible possible, de rétablir un tant soit peu l’iniquité et l’injustice d’un « réel » qui nous condamne au final, quel que soit notre force d’âme et la vigueur de notre révolte, à l’effacement et à l’oubli. Une manière, contre vents et marées, de crier… Quand même ! »
Je rajouterai, pour conclure, que même l’autre monde ne pourrait l’en empêcher… Cette lumière continuera à briller longtemps dans le Pacifique. D’ici ou d’ailleurs restera cette voix ! Le rythme, la musique des mots de Frédéric Ohlen feront écho pour toujours dans la réhabilitation de cette grande figure oubliée de l’histoire.
Viviane VICTOR, enseignante au lycée Dick Uckeiwé.