Discours de Frédéric Ohlen (Les mots d’Or) Sep20

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Discours de Frédéric Ohlen (Les mots d’Or)

DISCOURS

prononcé à la Maison du Livre, le 18 septembre 2012,
à l’occasion de la soirée de remise des « Mots d’Or ».
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Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

Imaginez une vie comme ça : la success-story d’un self-made-man, un middle-class devenu VIP, un cursus digne d’un blockbuster ou d’un bio-pic. Celle d’un addict aux anglicismes né dans les sixties. Un type on-line, mais sans background ni business-plan. Au départ, l’homme est cool, assez relax. Il bosse en freelance, s’accorde des breaks, fait du home-training, des séances de fitness. Son job lui permet tout juste un quick-meal, quelques holdups chez les discounters. Un vol low-cost pour Trieste.

Il aimerait bien lancer sa start-up, avoir un staff, booster ses ventes, cocooner avec sa carte Gold aux Bermudes. Loser, il a toujours tout raté. Tout traité en speed-dating. Jamais trouvé le buzzer de la Gloire. Alors il joue avec son Smartphone, s’envoie des SMS, s’invente des milk-shakes dans sa kitchenette, se regarde le soir un best-of de space opera.

Un puis un jour, tout s’emballe : un casting, une webpage accrocheuse, un pitch dithyrambique, des invitations dans les talk-shows, dans les JT en prime-time… C’est le jackpot ! Le voici relooké, bodybuildé, lifté, sponsorisé ! Fini le RER, le mountain-bike, la peur de l’avenir et le burnout. Il voyage en first. Il est bankable. Ami des jet-setters et des beautiful-people. Surbooké, il donne des interviews, des scoops à Paris-Match, prend des brunches, truste les best-sellers. Toujours très fun dans ses speeches. À chaque film, c’est le rush. Donc, on lui accroche des pin’s, on lui ouvre des comptes off-shore. Ses bodyguards ont des airs d’escort girls. Il pratique le free style, a sa statue de cire avec les stars, se marie sous les sunlights, connaît son premier divorce.

Au finish, patatras ! Actrices glamour ou happy few, on le fuit. Il dégringole au box-office. Lui naguère au top, number one pour ses fans, ses groupies, vend son appart à Venise, sa Harley one-shot toute customisée. Adieu le show-biz ! Les timings déments. Les unes de Newsweek. Le turnover est tel qu’il n’espère même pas un come-back. Plus personne ne le bipe. Il attend un deal sur son rocking-chair, un remake, n’importe quoi… le leadership dans une prod clean à Mexico, un duo avec Iggy Pop, un spot de pub pour Gucci ou même un coaching up-to-date, mieux en tout cas que le Lexomil ou les soft-drinks, tous ces flashbacks mélancoliques, tous les vertiges de la vie indoor.
Aux dernières nouvelles, il serait dans un ranch au Nouveau-Brunswick à cultiver des cranberries. On dit aussi qu’il serait l’hôte, bien malgré lui, des Mots d’Or en Calédonie…
Parfait contre-exemple, en effet, que cette vie-là, fictive certes. N’empêche, ne sentez-vous pas qu’elle sonne, cette somme d’expressions – elles, bien réelles hélas –, comme autant de renoncements ? Pourtant, notre langue, parce qu’elle a et aura toujours son mot à dire, à rire et à penser, est susceptible de traduire avec son génie propre les termes, tous les termes, ceux des affaires et ceux des sciences, pour peu que la poésie ou l’imagination s’en mêle. Quelle chimie douce alors et quelle douce musique que celles qui ruissellent du français, et merci à l’Alliance Champlain de s’en faire chaque année, à travers les concours qu’elle crée ou relaie, le défenseur passionné et désintéressé.
Ce « son » présent dans la vie de millions d’hommes et de femmes, d’étudiants et d’enfants, pour littéralement et littérairement commercer, nous le retrouvons aussi, à l’initiative de l’astrophysicien Carl Sagan, à bord de la sonde Voyager 1, qui, nous assure-t-on, vient de franchir ces jours-ci les limites du système solaire. Permettez-moi d’y voir un signe, le symbole d’une langue qui porte nos aspirations et nous sert de vaisseau spatial – et sanguin !
Quel « son », demanderez-vous ? Quel texte français a été jugé digne de représenter l’Humanité dans l’espace profond ? Eh bien, un poème publié en 1857 par un certain Charles Baudelaire. Et son Élévation devient aussitôt la nôtre, car ce chant sur-mesure semble avoir largement anticipé son destin.
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,
[…] Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Frédéric Ohlen,
Président de la MLNC.