Animation de l’association Témoignage d’un Passé (ATUP) Mar27

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Animation de l’association Témoignage d’un Passé (ATUP)

Animation de l’association Témoignage d’un Passé (ATUP)
Samedi 24 mars 2012, à Gadji (villa-musée de Païta)

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Après cette brève présentation du paysage pré-européen, écoutons deux descendants des premiers colons Paddon : Heinrich Ohlen et Anton Metzger. C’est son arrière-arrière-petit-fils, l’écrivain Frédéric Ohlen, qui interprétera le rôle de son aïeul. Heinrich a réuni chez lui six pères de famille : MM. Blair, Gaertner, Gottlieb, James, Lynch, Metzger… Il leur parle d’un projet cher à son cœur.

(Marina Dufermon, présidente d’ATUP)

Gadji, le 11 janvier 1864

M es chers amis,

Je vois que tout le monde est là, alors, si vous le voulez bien, nous allons commencer. Tout d’abord, merci d’avoir accepté de vous réunir, une fois de plus, chez moi tous les six. Nous avons des décisions à prendre, lourdes de conséquences pour l’avenir de notre communauté. Je veux parler de notre projet d’école. Je laisse à Mme Metzger le soin d’évoquer le chantier de la future église. Je ne suis, vous le savez, qu’un mécréant préférant assurer, du mieux qu’il peut, le salut de nos corps et de nos pauvres têtes ici-bas, plutôt que de me préoccuper de notre sort et de notre résidence dans l’Au-Delà. N’étant pas sûr de figurer au faible nombre des Élus, je confie volontiers cette sainte mission à d’autres !
Quand nous sommes arrivés ici, en mission de reconnaissance, nous n’avons pas débarqué à Gadji. Nous avons dû bivouaquer à la dure sous les immenses banians, qui bordent la baie de la Moselle à Port-de-France, ceux que nos descendants pourront sans doute admirer un jour entre – pourquoi pas ? – une bibliothèque et un commissariat, quand la ville sera devenue autre chose qu’un dédale de rues sales et de fossés malodorants. Pas question pour nous de louer une chambre dans l’établissement que notre employeur venait de faire construire. Cet Albion-Hôtel n’était pas pour nous ! Trop luxueux, trop coûteux pour ce que l’on appelait dédaigneusement alors, avec la grimace qui convient, de la « main-d’œuvre » étrangère…
Et puis, rappelez-vous, mon cher Anton, lorsque vous avez découvert le terrain qui vous était alloué, le soir tombait déjà et vous vous étiez résolus, avec Éléna et votre petit Franz, à dormir à la belle étoile. À peine aviez-vous réussi à leur confectionner un berceau de feuilles, qu’un groupe de Kanak de Nakutakoin a surgi. Ils portaient des flambeaux en peau de niaouli. Tout de suite, ils s’extasièrent sur le nouveau-né, le premier enfant blanc qu’ils découvraient, eux qui n’avaient côtoyé jusque-là que les visages ombrageux des curés ou des officiers. Ils revinrent d’ailleurs le lendemain pour vous aider à bâtir votre demeure, couper et sécher des bottes de paille, monter les murs en bardeaux de niaouli, avec de la glaise fortement armée de touffes de vétiver. C’est ainsi que nous, les gens de la Karikouié, nous avons tressé nos premières alliances.
Au début, nous avions si peu d’outils qu’il fallut imiter nos voisins mélanésiens, défoncer le sol avec des pieux de gaïac durcis au feu. Peu à peu, la situation s’améliora : il y eut de belles récoltes de haricots rouges et de luzerne, tous ces légumes aussi que la baleinière venait chercher, une fois par semaine, depuis la capitale. Vous n’ignorez pas, non plus, comment mes deux grands chenapans de fils se sont très vite acoquinés avec les tribus de la région, et comment Maria, mon épouse, a souvent payé de sa personne en allant, sur sa jument, accoucher les femmes autochtones jusqu’à Tontouta et Tomo.
Cinq années ont passé. Nous voici maintenant durablement installés, malgré les sauterelles et les incendies, les cyclones, la sécheresse qui toujours menace et ces maladies infantiles que peinent à guérir les herbes, celles que partagent avec nous les mères indigènes.
Pourtant, à mes yeux, tout cela n’est rien. L’Homme ne vit pas seulement de pain, avec des tâches à accomplir, un métier juste et honnête, assez dans son assiette et un toit sur la tête. Il lui faut davantage pour croître et espérer un jour surpasser sa nature et ses instincts, en un mot, d’homme devenir humain ! Je ne suis pas un être d’argent. Je ne suis pas très doué dès qu’il s’agit de produire et de vendre. Mais j’ai en moi des rêves pour ce pays et pour sa jeunesse.
J’y ai mûrement réfléchi. Alors voici ce que j’ai décidé et voilà ce que je vous propose. Je fais don d’une parcelle pour y bâtir une école laïque. Nous recruterons par voie de presse et paierons, au besoin, nous-mêmes l’enseignant. Nous nous cotiserons pour former au mieux nos garçons, les nôtres et ceux des tribus environnantes, si elles l’autorisent, et même le fils de Jemmy Song, le berger de Paddon. Non, James, ne vous fâchez pas ! Désormais les chèvres apprendront à se garder toutes seules ! Et le petit Jemmy, j’en puis jurer, saura ses tables et sa conjugaison ! Vous saurez vous passer, vous aussi, je l’espère, du concours de votre progéniture pour le travail des champs. Que valent, je vous le demande, un épi de maïs ou un chou de Chine à l’aune d’une récitation bien sue ou d’une preuve par neuf !
Sans plus tarder, rédigeons et signons une pétition en ce sens. Je mettrai mon meilleur habit et j’irai la porter moi-même au gouverneur Guillain. Je plaiderai notre cause. Je lui dirai que notre richesse ne réside pas seulement dans la force de nos mains. Elle réside aussi dans la fermeté de nos consciences, dans notre capacité à garantir aux générations qui viennent une éducation, pour se tenir debout sur cette terre nouvelle.
Car nous ne sommes pas uniquement, comme le stipule notre contrat, sept individus mâle de race blanche, mais des pères de famille, des Allemands et des Anglais qui souhaitent pleinement s’intégrer, en cultivant leur jardin.
Chassez de votre esprit, je vous en conjure, toutes les critiques, toutes les insultes, tous les… « Sales boches ! » que vous avez entendus ici ou là, et osez rêver du meilleur.
Que ceux qui sont d’accord avec moi lèvent la main ! Oui, Éléna, vous pouvez voter vous aussi. Eh bien, voilà, c’est fait. Je vous remercie. Que le Grand Architecte de l’Univers vous bénisse !
Éléna, vous avez la parole.
Heinrich & Frédéric Ohlen
© mars 2012