Monologue pour Richard de Ismet Kurtovich Mai25

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Monologue pour Richard de Ismet Kurtovich

Monologue pour Richard de Ismet Kurtovitch

Un homme d’une quarantaine d’année s’avance sur le devant de la scène, il marche plutôt lentement, il est aidé par son accompagnatrice car il est aveugle. Il s’assoit. Il s’adresse à la salle.

Je m’appelle Richard. La dernière image que j’ai vue est celle du visage de mon ami Frédéric, pendant une manifestation, la joue appuyée contre la tôle du fourgon de police que nous tentions de renverser. On m’a raconté qu’un jeune CRS avait pris peur et tirer sur nous presque à bout portant une grenade lacrymogène. Je l’ai reçue en plein front. Voilà comment je suis devenu célèbre.

Les hommes politiques se sont précipités sur mon infirmité. Ils m’exhibèrent comme un martyr vivant de la cause anti-indépendantiste. A chaque campagne électorale, partout, je devais prononcer des discours. Comme je n’étais pas idiot, je m’en suis bien sorti. C’est qu’il fallait les pondre les analyses politiques ! Je me tenais immobile des jours entiers, l’esprit absorbé dans l’effort de remémoration de mes lectures, puis dans la mise au point du plan et du mot à mot de chaque discours…que je ne pouvais ni écrire, ni relire, ni corriger ! Il ne me restait plus qu’à les apprendre par cœur. Tout le monde voulait me serrer la main. J’entendais les conversations à voix basse …c’est Richard ! Pendant les évènements etc etc…chacun connaissait et rapportait mon histoire à son voisin. Les journalistes venaient régulièrement m’interroger sur l’actualité politique. J’ai même été invité au journal télévisé, plusieurs fois !

Quand la paix fut rétablie et l’accord de Matignon signé, j’ai senti que ma présence rappelait de très mauvais souvenirs. Je me suis retiré. Ma femme en a profité pour faire de même. J’aurais du me méfier de cette engeance. C’est bien connu, les hommes politiques changent souvent de cavalières. Je peux le dire : je n’ai rien vu venir ! Tous ces gens ressemblent à des gens qui sont morts pour moi.

Que faire ? Pensez donc, j’étais pilote de rallye automobile. Mon épreuve favorite était la spéciale entre Thio et Nakety par la route à horaire du col de Pitchikara. Un vrai bonheur. (Il mime d’une façon ou d’une autre la course) C’est parti. Premier virage à 350 mètres, je l’entame à 80/90 et j’en sors à plus de cent, sans déraper d’un pouce, une roue dans la rigole et l’autre que je n’ai plus qu’à retenir. J’avale la petite ligne droite sous les bois noirs de l’ancienne caférie, virage à gauche, virage à droite, je rétrograde avant le radier que je franchis en accélérant, accompagné par les cris de joie des habitants de la tribu quand les colonnes d’eau jaillissent de chaque côté de la voiture. Longue courbe à droite en dérapage contrôlé à plus de 120, je redresse progressivement pour m’élancer sur la première bosse. Petit décollage. Réception, tout va bien, ça promet. Quatrième, cinquième, je file à 150 pendant 20 secondes dans la longue ligne droite sur la crête de la montagne d’où l’on aperçoit les deux clochers de l’Eglise de la mission de Nakety. Talon, pointe, talon, pointe, je ralentis avant la grosse bosse devant la ligne d’arrivée. A cinq mètres, j’enfonce l’accélérateur jusqu’au plancher, la voiture décolle.
(A ce moment, on entend un extrait de la chanson je vole de Michel Sardou, le refrain qui commence par « je m’enfuies pas, je vole etc… . Le temps est comme suspendu, il est heureux).
Il y a de plus en plus de monde de chaque côté de la route, ça crie, ça siffle. L’arrivée n’est plus très loin. Derniers virages au frein à main pour le spectacle. Le drapeau à damier s’abaisse, accélération suivi d’un coup de volant, la voiture tourne comme une toupie. Le public m’ovationne ! Ha ha ha !
C’est grâce à la course automobile que je me débrouille tout seul dans mon petit appartement.

Il se lève et se déplace ainsi qu’il le décrit.

J’ouvre la porte d’entrée et j’allume la lumière. Cela ne sert à rien mais bon, ça me fait plaisir. Un, deux trois pas en avant et un pas à droite : la salle de bain. Demi-tour, un pas en avant trois pas à droite, sur la main gauche le dossier de mon cher fauteuil, à côté le téléphone et les télécommandes…j’écoute aussi la télévision : le journal et les émissions locales. Depuis le fauteuil, à ma droite quatre pas en avant et je me retrouve au milieu de la cuisine. Tout est à porter de main. Je sers moi-même mes invités. Je retourne au fauteuil par le même chemin, sur ma gauche, à la même distance, ma chambre. Tous mes déplacements partent et arrivent au fauteuil. Voilà, vous savez tout.

L’accompagnatrice vient le reconduire sur sa chaise.

Le plus difficile, c’est avec les femmes. Comment faire maintenant, me suis-je dit ? Et puis un jour, je leur ai parlé politique … miracle ! Démonstration.

Caroline, je me suis souvent demander ce qu’ont pu bien se dire Mickaël et Raïssa Maximovna Gorbatcheva quand ils étaient retenus prisonniers loin de Moscou au moment du coup d’Etat de la vieille garde communiste.

A ce moment précis, si elles se taisent, je devine que c’est bien parti. Elles se taisent, parce qu’elles réalisent que grâce à moi, elles comprennent qu’en Russe on accorde les noms de famille. Hum hum.

Au moment de tout perdre, Raïssa a pu accabler de reproches ce pauvre Mickaël. N’est-ce pas ce que vous auriez fait Caroline ? Bien sûr ! me répondent-elles une fois sur deux. C’est le signal que j’attends pour faire ma déclaration.

Qu’avons-nous fait ? Qu’avons-nous fait ! Qu’as-tu fait Mikhaël Sergueiévitch ! Mikhaël, avoir réponse à tout, partout, pour tous les temps et dans tous les domaines. Les ouvriers sont pauvres en Europe, c’est la faute au capitalisme ! Quatre-vingt ans après la révolution d’Octobre, ils vivent mieux à Stockholm qu’à Moscou, le capitalisme n’y est pour rien. Curieux non ? Mikhaël, je te dis que les gens en ont assez. Assez ! C’est insupportable à la fin. Camarade secrétaire, il n’y a pas assez de viande et de logements, de voitures, de machines à laver le linge et nos salaires sont toujours très bas, et cela fait un moment déjà? Tu as peut-être raison camarade, mais nous avons besoin d’un trente troisième sous-marin nucléaire lance missiles pour défendre le socialisme ! Nous sommes impayables non ? Nos idées ne sont pas naturelles Mikhaël. (Un temps) Reprenons. La planification…que l’on confie à des bureaucrates dirigés par des futurs bureaucrates, mais peu importe. Planifier, c’est résoudre « n » équations à « n » inconnus, soit une chose impossible pour le cerveau humain ! En plus, on planifie tout, y comprit les goûts et les couleurs. Au lieu de laisser faire l’orgueil, la soif de l’argent et du pouvoir, le besoin de découvrir, de connaître et d’entreprendre, l’ambition, le talent, l’intelligence. Ensuite, il y a cette querelle de la Révolution. Détruire la société, abolir les classes sociales y compris le boulanger du village, interdire les Eglises et les partis politiques, briser l’intelligentsia, changer tout, créer un homme nouveau, faire l’histoire ! (bouleversée) faire l’histoire ! C’est terriblement inhumain tout ça. Sans compter que nous avons quand même plus ou moins zigouillé treize millions de personnes, mon ami. Comme ça, dans l’intérêt du socialisme. (On entend le thème musical du film le docteur Jivago, la chanson de Lara) Je n’oublie pas moi : un jour Lara partie et ne revint plus. Du bricolage épouvantable, voilà ce que nous avons fait. Par contre, autant de crimes en si peu de temps, cela restera. Mais quelles idées saugrenues finalement ! Prolétaires de tous les pays unissez-vous, mettez vos richesses en commun et répartissez-les vous mêmes selon vos besoins. Renoncez à vos superstitions, ne craignez plus rien. Pour qui nous nous sommes crus ?! Extirper les hommes de leur pouillerie, encore faut-il qu’ils le veuillent. Parce qu’en définitive Mikhaël, celui qui nous aime, que va-t-il faire pour nous ?
(Il s’adresse ostensiblement au personnage imaginaire de Caroline) Alors ?

Pas de réponse ? Je peux m’approcher très près. Celui qui vous aime Caroline ? Que va-t-il faire pour vous ?

Comment voulez-vous résister à une question pareille !

Il va s’accommoder Caroline. Prendre la mesure de l’homme. Au fond, un bipède et encore, d’une espèce apparue récemment. Mikhaël, lentement, une pierre après l’autre, apparemment pas de vrai changement. Agir comme si on se donnait mille ans pour devenir ami, vivre mieux et pleurer en écoutant les chansons de Kurt Weil

(On entend un extrait de la chanson Surabaya Johnny, l’interprétation d’Anna Prucnal par exemple)

Il y en a qui se sont littéralement jeter dans mes bras. Les femmes s’intéressent à la politique, il ne faut pas croire ceux qui vous disent le contraire !

Il paraît que c’est mieux maintenant en Nouvelle-Calédonie. Si c’est vrai, très bien. Au moins, je ne souffre pas pour rien. C’est dur vous savez. C’est très dur.
(Désespéré) J’ai tout essayé : les activités au club des non-voyants, les séances de natation, le braille, la canne, le chien et même l’ordinateur avec une caméra téléguidée reliée à mon cerveau pour envoyer des images dans le nerf optique. Je n’ai pas été capable d’apprendre à jouer d’un instrument de musique et par-dessus tout, je ne peux plus faire le tour de l’Anse-Vata. Quelle horreur ! Jusqu’au jour où une femme, différente des autres, me dit, au lieu d’écouter ma déclaration jusqu’au bout : venez plutôt danser avec moi.
(Il se lève et commence à tourner sur lui même un peu comme un automate au son d’une boîte à musique pour enfant puis au son d’un paso-doble, par exemple, sur l’air de : don’t cry for me argentina. Son accompagnatrice le rejoint, il danse à la perfection. On peut aussi bien choisir une bossa nova sur l’air de Girl from Ipanema).
Depuis, tous les après-midi, je danse, je danse comme un homme normal et je suis heureux. Je danse, je danse et je suis heureux. Je danse, je danse et je suis heureux.

L’obscurité se fait pendant qu’il danse.

PS : Le monologue peut être interprété sans le concours de l’accompagnatrice.

Ismet Kurtovitch