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Les Cœurs barbelés, de Claudine JACQUES par Nicole Chardon-Isch

Etude du roman Les Cœurs barbelés, Claudine JACQUES par NCI
Les Cœurs barbelés est le premier roman de Claudine Jacques, publié en 1998 aux éditions du Niaouli ; fortement inspiré de son vécu d’intellectuelle pendant les Evénements en Nouvelle Calédonie, dont il fait revivre l’ambiance, ce livre est une ode au peuple calédonien et à ses multiples facettes ; il montre les différences entre les modes de pensée kanak et colonialiste et tâche d’éclairer le sens du destin commun. S’y greffe une poignante histoire d’amour empêchée par les positionnements ethniques, politiques et idéologiques, qui broient les êtres dans les impossibles rêts de la réconciliation. La tentation du bonheur se heurte au besoin d’affranchissement d’un amour débilitant. Mais somme toute, il s’agit d’un éloge de la différence (Albert Jacquard).
C’est l’histoire tourmentée de Malou et de Sery, tous deux enfants rebelles de la Nouvelle-Calédonie. Malou est fille de colon, Sery est kanak. Ils se rencontreront lors d’une émeute à Nouméa. Sery, milifant indépendantiste, est blessé ; Malou accepte de le cacher. Tout les sépare : le passé, la couleur de la peau, la culture, les affres de l’histoire. Ils ne devaient pas se rencontrer, encore moins s’aimer. Leur passion survivra-t-elle aux événements tragiques qui bouleversent un pays divisé et meurtri ? Quel sera le destin de Tim, leur fils métis ? Cette histoire d’amour s’inscrit dans l’histoire d’un conflit majeur, entre identité et modernité. Les Cœurs barbelés pose la question de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie- et, au-delà, du métissage des cœurs.
1. Un roman social universel
Depuis les Evénements des années 1980, historiens, hommes politiques, législateurs se sont penchés sur cette période douloureuse de la NC pour traiter du destin commun et tirer des leçons de l’Histoire. La romancière Claudine Jacques, dans une fiction historique, a tâché dans Les Cœurs Barbelés, sous fond de trame romanesque, d’en démêler l’écheveau complexe ; ainsi une femme s’intéresse à d’autres femmes, Claudine met en lumière l’âme de Malou, l’héroïne, institutrice embarquée dans une histoire d’amour interdit, et les parcours de sa mère, sa grand-mère, et les destins des femmes kanak.
En s’exprimant sur la vie calédonienne, la politique, la légitimité des terres et sur l’universel, ces femmes apportent une nouvelle dimension à la littérature car elles émettent un éclairage aussi intéressant que celui des hommes, qu’il s’agisse de dépeindre, de faire une satire, un éloge, de poser les jalons d’une interrogation et les prémisses d’une transformation sociale. Elles font œuvre de résistance, résistance qui s’affirme indépendamment des rôles traditionnels attribués à la femme.

Tout en donnant la parole à ses personnages féminins CJ met en lumière des figures masculines fortes, au caractère et au positionnement tranché : Séry le héros militant, Kanak de Lifou voué à un destin hors du commun, n’échappe pas au conditionnement idéologique et coutumier, passant à côté de l’amour. Il lui faudra tirer leçon des tragiques événements de la grotte d’Ouvéa, climax des Evénements et de l’éloignement de Malou pour démêler l’essentiel de l’illusoire.
Cette revendication politique dans un pays colonisé où s’expriment tour à tour des sentiments d’euphorie et de désillusion, et qui chante aussi le pays local peut rattacher cette oeuvre au roman social, au roman politique, au récit de vie ; elle est ancrée essentiellement dans un pays, la NC, (même si la gravitation se fait aussi avec la France métropolitaine) ; les héros sont calédoniens, ils sont intemporels car porteurs de problèmes récurrents tels le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la décolonisation, l’amour interdit, la solitude, la coutume tribale, le regard social, l’intolérance, la place dévolue aux femmes, mais leur caractère exemplaire, qui érige les héros en types universels, en fait un roman de l’identité perdue puis retrouvée. Y trouvent place des héros de la résistance aux idées reçues et au destin imposé. Les thématiques du déplacement, du déracinement, de la résistance se croisent. Celui qui résiste va chercher un avenir meilleur, fuit les conventions, se bat pour retrouver une dignité niée, accumule voyages, errances et déplacements. Tels sont les héros de C.J ancrés dans une double origine sociale, et géographique.
2. Les personnages
Enfant d’une tribu de Lifou proche de la grande chefferie, le héros, Sery, vit dans une famille fondée sur l’équilibre et la présence de Vieux et d’ancêtres fondateurs ; sa position sociale, son intelligence en font un candidat pour les études en Europe; la figure du la mère est déterminante, soit par son amour, soit par son autorité vis-à-vis de la vie affective de son fils ; pris dans une collectivité auquel il se soumet par tradition, Sery doit assumer sa demande de divorce, puis récuser son amour pour une Blanche. Son engagement politique, ses amours, ses errances en font à la fois un être d’exception et un personnage tourmenté. Les incertitudes sur son avenir sont les ressorts qui vont fonder chez Sery, la nécessité du voyage et élargir ses ancrages culturels.

Malou, jeune fille caldoche vit avec sa grand-mère dans une maison cossue de la colline aux oiseaux ; elle poursuit des études universitaires et entend devenir institutrice. Sa famille, travailleuse et conventionnelle la revoit le temps des vacances, dans leur propriété agricole de la Gorge Coupée. Atterrée, elle va vivre les Evénements en proie aux interrogations et devra affronter l’indicible ; son positionnement exempt de manichéisme la situe au carrefour de deux mondes inconciliables, position en porte-à faux. Inéluctablement des choix déchirants s’imposent à elle, famille, amour, enfants, compréhension et dénonciation de la violence.
La métaphore du titre, les cœurs barbelés, s’applique autant à Séry qu’à Malou ; en dépit des barrières de protection dressées contre les intrusions de la passion, la rencontre de l’autre ne laisse pas les personnages indemnes.
Derrière la diversité des personnages principaux, complexes, tendres violents, perturbés par une situation coloniale implacable, intelligents et hédonistes, se dissimule encore une constante : des types romanesques universels, des héros du roman d’apprentissage, des héros dans une dynamique de progression, des héros qui cheminent d’un état de précarité et d’insatisfaction à un état de sérénité retrouvée ponctuellement. Les caractéristiques morales portent les stigmates de la souffrance et du combat.
Aussi ces héros sont-ils représentatifs à double titre :
– d’une époque et de types humains reconnaissables
– de l’humanité en général
Parce qu’il veut se faire une place au soleil, le héros entre en conflit avec l’ordre social (affrontement politique, rupture affective, familiale, rupture avec lui-même). Animé par l’énergie et les rêves de la jeunesse, il découvre les profondeurs d’un monde mental complexe, la frustration du colonisé et la tentation de la violence. C’est le cas de Séry. Il en est de même pour Malou qui s’oppose aux convictions de sa famille, bravant interdits et tabous au nom du libre-arbitre, faisant primer le bonheur personnel ; du coup ses yeux se décillent et sa vision du monde s’élargit : elle en découvre les laideurs et les clivages.
A ce titre, le roman de CJ est le roman de formation de la vie dans ce qu’elle a d’éphémère et de fallacieux, toute formation se payant d’une forme d’échec, de chute et de résignation. La quête désespérée et la souffrance sont le prix à payer.
Mais ce héros incarne aussi la vie dans ce qu’elle a de grand, de dynamique, l’élan vital, la transmission, l’appel des consciences, l’appel du sursaut ; malgré ses errances et sa déchéance, une femme, une jeune fille, ne l’a pas oublié. Il apparaît alors comme béni des dieux, accumulant les conquêtes. Ainsi, en dépit de son amour passionnel, après des humiliations et maintes déceptions, Malou porte l’enfant de Séry et la maternité l’introduit dans le clan ; elle obtient l’aval de sa belle-mère et parfait sa connaissance du pays lifou. Mais surtout lasse de douleur et d’attente elle prend l’initiative de la rupture et de la distance, rejoignant les siens et un nouvel amour porteur de stabilité, plus consensuel.
Elle prend progressivement surtout à la fin du roman, une posture déterminée qui, au terme de son propre parcours, lui permettra de se trouver, retrouver ses amours perdues, et déverser son trop plein d’énergie et de savoir sur ses concitoyens ; Sery n’est pas épargné par la métamorphose : figure emblématique du berger ou du prophète, il devient dispensateur d’amour, relais de transmission, personnage tutélaire des savoirs ancestraux. C’est lui qui bat le rappel et souffle dans la conque, incitant ses concitoyens à se lever de leur léthargie et à assumer leur être dans un compromis apaisant. A travers un périple et une descente au-dedans de lui-même, il est devenu à son tour mentor, modèle de sagesse et d’identité pour les Calédoniens, capable, après le combat pour le peuple et la liberté, de se battre enfin pour l’amour. Il est significatif que les dernières pages des romans de CJ présentent un personnage apaisé, revenu à lui-même, grandi dans une métaphore prophétique. Il n’est pas surprenant que tous ces héros soient des porte-paroles d’une auteure qui n’admet la vie que comme un engagement et comme liberté mais aussi comme passion.
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3) Le temps et l’espace (physique, social) : temps historique et fiction réaliste
Ce roman de CJ apparait comme le roman du temps et des pérégrinations. Il se déploie dans un temps qui est à la fois celui d’une vie, dont il épouse le déroulement, et celui d’une époque, dans lequel il s’inscrit. CJ utilise l’éclatement temporel comme stratégie romanesque, Ainsi le temps de l’écriture alterne avec des retours en arrière, des récapitulatifs, des évocations spatiaules tels le Vanuatu et la Métropole. L’apport de citations, de discours, de chants rompent la monotonie de la chronologie et de la narration, apportant de l’originalité dans la composition du roman et le plongeant résolument dans un soubassement historique et réaliste.
Le destin des personnages est emboîté dans une chronologie précise qui les relie au temps historique ; on assiste à une précision temporelle et géographique qui permet de classer génériquement les romans dans la fiction réaliste. Des situations plausibles, des problèmes de société intemporels sont mis en scène. Il s’agit d’un récit au temps des Evénements en NC.
Mais la structure du roman est bousculée, la chronologie restant à composer au fil des éléments fournis par l’auteure ; en effet une structure éclatée à grand renfort de genres divers fait errer le lecteur dans une temporalité qui n’est pas linéaire : l’histoire est convoquée de manière pertinente, trame essentielle à la fois pleine d’espoir et douloureuse pour donner à voir la complexité de la Nouvelle Calédonie et son lourd héritage. En voici des exemples :
– un récit in medias res p.9 : en octobre 1980 Malou rencontre Séry blessé, il est méfiant, elle est hypnotisée, heurtée et coopère néanmoins.
– un poème de Déwé Gorodey p.16 dit la plainte du pays violé et éventré par la machine industrielle.
– un extrait du discours de Jean-Marie Tjibaou pour le festival Melanésia 2000 p.33 en appelle à la rencontre des cultures et à l’enracinement du Canaque dans son identité propre.
– l’interpellation des clans par le crieur, lors d’une manifestation mélanésienne p.40 permet à Aurélie, « petite fille désemparée, égarée là », un premier contact avec la culture de Séry.
– Soliloque d’un Ni-Vanuatais exilé dans une cité de Saint Quentin, après l’indépendance des Nouvelles-Hébrides pendant et après 1980 p.44
– Témoignage d’un transporté au Camp Brun, causes de son châtiment et conditions de vie p.53
– les confidences d’un vieux colon p.113
– le chant funèbre en l’honneur de Mathilde p.123
Il s’agit alors d’un récit recomposé, d’une chronique avec analepses et temps de la rédaction. CJ a fait le choix romanesque d’un enchaînement temporel recomposé en fonction des personnages et de l’intention, et pour reconstituer la grande histoire de manière pertinente. Ce n’est donc pas un récit linéaire mais une recomposition à l’intérieur du cadre des Evénements, eux-mêmes présentés avec une variété narrative.
Le rôle du temps dans le processus de formation est essentiel. Le personnage de CJ se transforme, subit des mutations, n’est plus le même au début et à la fin du récit ; il franchit un double passage, celui de la jeunesse à la maturité, celui du temps lui-même ; même s’il découvre des affinités calédoniennes et la fraternité culturelle, il passe sa vie à rechercher, à errer, à se retrouver. Car le temps est aussi obstacle : le personnage se perd, ne fait pas toujours les bons choix De là vient son caractère mélancolique et ses dérives, puis son allégresse.
Le temps devient alors le lieu de l’accomplissement ; le héros se dresse contre l’adversité et s’envole vers un avenir d’épanouissement ; les voyages le forment ; il fuit l’ostracisme, la stérilité et les contraintes d’une Calédonie malade de mépris, d’indifférence, de démission de la réflexion. Il milite, dénonce, se bat pour la justice sociale et la liberté.

4) La structure du roman
Il y a deux grandes parties : Destins croisés p. 7 à 107 et Un si grand amour p.108 à la fin ; outre l’évocation de faits socio-historiques tels l’inéluctable enchaînement des Evénements, le rappel de la vie du bagne au camp Brun de l’indigne Indigénat, des laisser-passer, du travail obligatoire (aboli par la constitution de 46), du travail rude d’empierrage des routes sur la Grande Terre nous replongent dans le passé.
De même le lecteur est plongé dans une incursion historique avec le Boom du nickel ; le travail du père de Sery sur les sites de Tio et Poro ; en 72 chute brutale du dollar, les faillites, licenciement, chômage, et le retour du père à Lifou, dans les champs. Le désoeuvrement des kanaks dans les cités mélanésiennes de Monravel explique alors en grande partie leur frustration et leur révolte, scellent le destin d’un Séry engagé pour son peuple.
Partie I Destins croisés
– Nouméa- octobre 80 p.9 : première rencontre Malou/Sery ; il est blessé et poursuivi par les gardes mobiles ; elle appelle à sa demande un médecin.
– Îles Loyauté- décembre 74 p.16 : heure des choix pour Sery sur son avenir d’homme (Nouméa, la France) « il nous faut des hommes savants », lui répétait son oncle César).
– Lifou- début janvier 75 p.21
– Nouméa le même jour p.26
– Plage 1000- sept 75 p. 35
– Exil-1980 et après… surtout p. 45 : évocation du Vanuatu, saut du gaul sur une tapisserie dans un appartement de St Quentin; indépendance vécue avec nostalgie
– Nouméa déc 80 p.44
– camp Brun 1886 p. 53
– La Gorge Coupée- même époque p. 67
– Fonwhary-1878 p.75
– Station de la Gorge Coupée- février 81 p.76
– Station de la Gorge Coupée- fin des vacances p.82
– Lifou-Mai 81 p. 87
– Paris 1981 p.95
– Robinson 1981 p. 107 fait divers sanglant rapporté
Partie II Un si grand amour
– Lifou mars 1982 p.109
– Confidences d’un vieux colon-côte ouest p.113
– Nouméa fin 82 p.115
– PK4 juillet 82 : enterrement de Matilde, la grand-mère et le soutien de Malou
– Quotidien Les Nouvelles-22 juillet 82 : arrêté du Haussaire interdisant toute manifestation
– Chronique des faits insérés p.132-134

5) L’alternance des genres ; intertextualité
– La trame romanesque, des rencontres improbables, une histoire d’amour, une complicité amoureuse en butte aux assauts des contingences extérieures, une quête identitaire, font de cette ouvre un roman d’apprentissage, où les figures tutélaires guident les héros perdus dans l’errance et le questionnement.
– C’est un récit de vie où la souffrance et la violence règnent, mais aussi la douceur et le répit. Malou est inscrite dans un espace caldoche précis, réactionnaire, certain de sa légitimité de colons travailleurs, ancré dans ses convictions. La figure de sa grand-mère est sa proue ; quant à Sery son ancrage identitaire est très fort : les Vieux, les ancêtres, la coutume le structurent et même s’il doit farouchement s’y opposer pour sa liberté, il en accepte le verdict, par respect et par tradition. Son combat est double, interne et externe ce qui l’érige en être tragique.
– Une autre constante de ce roman le rattache au roman historique : Malou écrit des poèmes, écoute les informations à la radio, relaye des récits familiaux ; la romancière fait alterner la grande et la petite histoire, le destin individuel et le destin kanak, le destin commun et ses difficultés de mise en place, la tentation d’un enfermement communautariste (hostilité des frères de Malou, attachement à la coutume et désir d’émancipation et de dignité des Kanaks colonisés.
– La place de l’argumentaire : l’argumentation et les points de vue font de ce roman un roman éminemment engagé et voit la confrontation de deux logiques, de deux conceptions de la vie, de l’économie, de la gestion des terres ; quelques passerelles laissent entrevoir une lueur d’espoir et de rencontre, tel ces Blancs engagés aux côtés des Kanak, telle l’union passagère d’Aurélie et de Séry, celle plus longue et en pointillés de Malou et Séry. Ecartelée Malou n’a pas la place la plus facile et c’est sans doute son personnage, embarquée par la passion et la rencontre de l’autre, qui fera le plus d’efforts et de chemin.
L’argumentaire prend des formes diverses et se justifie quel que soit le point de vue :
– des extraits de discours p.33 (Melanesia, de JM Tjibaou),
– des citations, (Déwé Gorodé, Sous la cendre des conques p.16
– des chants du pilou (totem p.40
– le lamento d’Ataï p.75-76, constat dépité devant la tragédie de son peuple et expression de sa détermination farouche
– le poème (Frédéric Ohlen, La Voie solaire) p. 86-87
– Compte-rendu de presse p. 95 : élection de F.Mitterand : déception en NC ; guerre civile
– Le poème de Malou p. 103, 104, 105
– La place de la lettre
Malou écrit des lettres. La lettre participe d’une esthétique littéraire retenue par CJ comme un élément de maïeutique, un élément déclencheur du subconscient pour trouver la voie de la guérison. Malou analyse et raconte, contribuant aussi à la chronique du cœur et à celle des faits socio-historiques.
Pour ces raisons Les Cœurs Barbelés évoquent Félonie de JMC ou, plus récent, Quintet de F. O. où l’amour s’entrelace à l’histoire. Il n’est pas sans rappeler non plus le roman de l’Antillais Edouard Glissant, La Lézarde, qui mêle la narration des faits historiques des années 58 à une histoire sentimentale ; la présence du quimbois (boucan) est encore un élément commun. Mais tandis que le roman de CJ reste ouvert sur un bonheur potentiel, celui de Glissant se referme dramatiquement.

6) La figure des initiateurs
Issu du conte, l’initiateur est celui qui accompagne le héros dans sa découverte du monde ; la relation peut être ambivalente, ou franchement destructrice. Qu’en est-il dans ce roman ? Mathilde, la mère de Séry, les Vieux, les chefs et meneurs syndicalistes, autant de figures tutélaires et de mentors pour guider et soutenir les héros.
Arbres séculaires, compagnons expérimentés, amis désintéressés ont derrière eux une expérience et une patience adéquates ; transmetteurs d’un savoir, ils dévoilent au héros les secrets d’un monde social parfois perverti et lui fournissent les clés de l’équilibre. C’est Mathilde, la grand-mère de Malou par exemple.
Mais a contrario ils peuvent exercer une pression pour contraindre le héros dans la limite de la décence, de la coutume et des us, tels les Vieux ou la mère de Séry : c’est elle qui a la parole et qui dit non à la Blanche ; ce sont eux qui punissent Séry d’avoir osé demandé le divorce d’avec sa première épouse.
CONCLUSION
Dans son œuvre comme dans sa vie CJ manifeste une vive sensibilité envers les opprimés et un engagement sans faille contre les injustices.
L’étude de son texte nous aura permis de découvrir un exemple d’écriture polémique, sociale, identitaire et humaine dans laquelle la fureur satirique, la théâtralité violente ne sont que l’expression de l’amour de la vie, qui a toujours animé CJ. Cette étude a aussi permis de constater que, même lorsqu’elle s’implique avec violence et défi contre cette société malade, l’auteure organise son écriture avec virtuosité ; son émotion transparaît dans son désaccord, dans ces récits de vie disloquée, torturée, violée : mais c’est une émotion organisée, mise en forme, dominée. Au point qu’au-delà des thèmes sociaux et de l’analyse psychologique, on reste surtout frappé par la volubilité, la facilité de son langage et l’art de renouveler le roman historique.
Les Cœurs barbelés font partie de ces livres qui mordent et qui piquent ; urticant, il dérange les convictions et heurte les idées toutes faites ; mais au-delà de l’affranchissement de Malou, qui décide de trouver le bonheur, ailleurs naît l’espoir d’une rencontre entre les peuples et les cultures. La satisfaction ne vient pas de la séparation entre Malou blanche/Séry Kanak mais du libre-arbitre d’une femme qui a su faire des choix, non pas culturels, mais humainement qualitatifs, refusant la posture de la victime et assumant celle, plus gratifiante, de femme libre. La fin est ouverte et le cri d’amour de Séry est une prophétie de l’amour intercommunautaire librement permis et assumé.
Chant du roman social et politique, embrasement du désir, déshérence de l’être et cri de la douleur, indignation et cynisme, amour interdit, espoirs, silences et incompréhensions, tout chez Claudine Jacques devient source d’écriture, expression du dire et du faire. Œuvre-action, écriture-vie sont les deux faces d’une unique aventure, celle de l’engagement dans la modernité. L’expérience génère l’œuvre, l’œuvre la vie. Tel est le fil conducteur que nous avons choisi pour entrer dans l’univers rebelle de Claudine Jacques.

Nicole Chardon-Isch
Juillet-août 2016