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Le Bouclier rouge, de Claudine Jacques par Nicole Chardon-Isch

Nicole CHARDON-ISCH
Etude
Le Bouclier rouge
de Claudine JACQUES
Première partie : Odyssées p.11-60
L’art est l’expression de la vie ; venu chercher des objets d’art en Papouasie Nouvelle-Guinée occupée par l’Indonésie, Man Ostrelia poursuit une quête initiatique au tréfonds de lui-même ; les éléments extérieurs, mythes et magie, violence et cruauté, la présence amicale de l’énigmatique Kalûûa vont le travailler en profondeur. La quête de ce fameux bouclier rouge, prévu comme le fleuron de sa collection personnelle, déviera vers la découverte de l’Autre et le respect des cultures locales. Miné par la maladie, ce personnage attachant déclinera jusqu’au bout son amour des hommes d’exception.

Deuxième partie : Le Raconteur p. 61-124
Emprisonné seize ans dans La Citadelle-prison de l’énigmatique Jif Bigfala, Pablo le Raconteur doit son nom à ses récits qui lui permettent de survivre à l’enfer ; « sauvé » avec quelques compagnons il navigue vers les Nouvelles-Hébrides ; figure emblématique, engagé comme mercenaire, il va être confronté à l’indicible et devra réorganiser son échelle de valeurs et de certitudes. Embrigadé par Jif Bigafala qui a une mission d’importance à lui confier, il est la clé d’un projet mythique qui le dépasse.
Troisième partie : La jeune fille p.125-139
C’est Emti la jolie captive, qui a attiré l’attention de Pablo et surtout de Jimi sur le bateau. C’est la sœur de Kalûûa.Il la cherche depuis des années.
Promise au vieux Jif Bigfala, elle a droit à tous les égards sur le bateau qui les amène au Vanuatu ; dans sa complainte en vers elle soliloque sur son sort et dialogue avec Elsa, sa gardienne. Elle partage un amour secret avec Jimi.

Quatrième partie : Belelu
C’est le surnom donné par Jif Bigfala à à David Alister, un spécialiste de l’art primitif, universitaire, versé en informatique, qui accepte un poste pour un an sur Nabanga Island ; rédacteur du dernier catalogue de son père adoptif, le puissant Bigfala, protecteur et mentor ; une intimité fusionnelle les lie dans l’art et la magie.
Cinquième partie : Enfers
Tel une dans une fresque pharaonienne ou dantesque, Bigfala se met en scène, manipulant les esprits, les drogues, le cosmos, provoquant à ses dépens un spectacle dantesque, grandiose et mortifère. Le désir inné de justice est satisfait chez le lecteur, qui voit les Méchants punis (Bigfala et Captain) et les Victimes sauvées : Emti, qui repart avec Kalûûa son frère, David et Fiva, Pablo le rédacteur du dernier catalogue et de l’épopée de Roimata.
Les figures féminines
Emti : vient de Papouasie-Nouvelle-Guinée
Elsa, compagne de Pablo sur le navire
Fiva, une des femmes de Bigfala, pour qui David éprouve une passion charnelle.
Les lieux
– Le Das Narenshiff
Ambiguïté de ce navire marchand qui sillonne l’Océanie, tout à tour emprisonnant, sauvant des êtres, avec à sa tête l’affreux Captain, homme de main de Bigfala. Préfiguration d el’enfer, voie de passage, il est la clé de voûte du circuit d’œuvres d’art.
– La mission
Lieu de paix, havre pour les réfugiés papous maltraités par les indonésiens

– Nabanga Island et sa Résidence grandiloquente :
Nabanga est le nom du banian au Vanuatu,
l’arbre refuge des lisepsep,
l’arbre gardien des espaces sacrés, des nasara, de Vao aux nakamal de Tanna C’est
l’arbre témoin de la parole des anciens.
C’est aussi utopia, le lieu de nulle part, le lieu des ancêtres, de la transfiguration, de la métamorphose de Jimi en cochon, de la fusion avec le bouclier ; ce bouclier rouge transfigure le temps des hommes en temps magique et mythique et garde le secret. On est dans le lieu de l’irrationnel qui échappe aux hommes et les laisse fascinés.
C’est aussi le temps et l’espace de la farce et de la mascarade, qui se joue des hommes : d’avoir manipulé et dramatisé son temps personnel, tant par des mises en scène, des simulacres, à grand renfort de figurants, que par la manipulation des rites funéraires et de l’ensevelissement des vivants, Bigfala le mégalomane a outré les dieux des ancêtres et attiré sur lui la malédiction.

C’est aussi le nom d’un journal qui paraissait au temps du condominium franco-anglais des Nouvelles-Hébrides et qui chaque semaine publiait une légende de l’archipel :
collection des mythes et légendes sur la culture traditionnelle du Vanuatu. Ainsi est parfaitement circonscrit le projet cosmique de Bigfala, incarnation sur terre du nabab antique, nostalgique des splendeurs ancestrales.

Thèmes traités
Quelques thèmes majeurs semblent autant de pistes d’étude pour ce roman fort et audacieux, qui a reçu le prix Färä Pecii en 2015.

– La Papouasie-Nouvelle Guinée : un espace emblématique
– Le Vanuata, archipel des mythes, de la folie et de l’amour
– Géographie et société (la ville, les villages, la jungle, les rivières et les marais, la mission, le camp de réfugiés)
– Des personnages et des âmes (Man Ostrelia ; Kalûûa ; Victor ; René ; Captain ; Elsa ; Fiva la jolie fille ; Belelu ; Emti ; Pablo ; Bigfala : esthète, manipulateur)
– Des personnages de nécessité : comme dans un puzzle, les personnages se complètent les uns les autres et leur rencontre ne doit rien au hasard.
– La symbolique du bouclier rouge : objet d’art, objet magique, force, enjeux
– Enjeux du trafic d’art
– Mythes et coutumes : le clan du Crocodile, le clan du Cochon ; les Dévoreurs, onomastique : ogre, nabot infernal, champ lexical de la mastication et du cannibalisme
– Interrogation sur l’art primitif : partage ou pillage ?
– Apprentissage et métamorphoses (les étapes de l’éveil chez Harry ; la mutation-fusion de Jimi, annoncée et préfigurée sur le navire, signes annonciateurs du changement du colosse en cochon)
– L’oiseau annonciateur de mort
– La mégalomanie de Bigfala, qui veut reproduire à l’identique la vie et les mêmes rites funéraires que Roimata
– Une amitié amoureuse : Kalûûa et Harry
– Un roman militant

Intérêt du roman
Ce grand roman, qui dépayse, interroge sans fard tant les problèmes d’occupation coloniale, la gestion des ressources, les mythes locaux, que la transformation de l’âme mercantile vers plus d’humanité. Il nous fait découvrir la figure exceptionnelle d’un autochtone et l’enrichissement né du contact de cultures aux intérêts divergents. Il brosse un portrait sans concession d’un vieillard manipulateur qui prétend s’arroger triomphalement les puissances divines du bouclier rouge. C’est l’art au service du prestige personnel et de l’immortalité, l’art dans son expression autarcique et égoïste
Manifeste écologique, roman à thèse pour le maintien significatif des œuvres d’art dans leurs localités, il conspue le gaspillage et le pillage, roman militant pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
La quête de ce fameux bouclier rouge, prévu comme le fleuron d’une collection personnelle, déviera vers la découverte de l’Autre et le respect des cultures locales. Dans le même temps cette quête, dangereuse, sera menée au péril de bien des vies, rappelant le mythe de l’apprenti sorcier, ramenant l’homme au « meden agan » cher aux Grecs, à l’humilité qui sied aux hommes, de passage seulement au monde.

Où commence le réel ? Où finit le mythe ? Saisi dans l’entrelacement de ces deux temporalités, le lecteur observe le visage des esprits qui au loin nous regardent. Le livre refermé il subit encore l’envoûtement du roman, fasciné par les pouvoirs du bouclier rouge.
Nicole CHARDON-ISCH
Février 2016