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J’ai plus de 70 ans.

J’ai plus de 70 ans.
J’en ai vu, des gens, au cours de ces sept décennies ! Quelques uns faisaient des affaires, d’autres, souvent les mêmes, faisaient de la politique, d’autres essayaient de manger, d’autres encore, désespérés de survivre, tentaient seulement de ne plus avoir mal.
J’en ai vu travailler au noir, d’autres travailler comme des esclaves, beaucoup chercher du travail, et quelques uns ne chercher qu’un salaire.
Parfois, ici ou là, deux ou trois se sont levés, ont pleuré sur la nature en danger, ont tendu leurs poings vers d’introuvables coupables puis s’en sont allés, tandis que d’autres s’assemblaient, se cagoulaient et cassaient les vitrines à la lueur des voitures incendiées, et s’enfuyaient, contents de l’imbécile devoir accompli.
Dans des villages perdus, j’en ai vu penchés sur leur misérable terre, le dos définitivement rompu, mais qui souriaient quand un épi ou un enfant venait leur caresser les jambes. Ailleurs, j’en ai vu étaler des ors et des parfums, et danser, et chanter comme pour oublier dieu sait quels tourments, ou simplement pour avoir l’impression de vivre.
J’ai vu des femmes et des hommes contents d’eux. J’ai vu aussi des femmes et des hommes pas très fiers d’eux et ils étaient parfois les mêmes. J’ai vu des enfants soldats, et des soldats enfants, des politiciens presque sincères et des électeurs menteurs,
J’ai vu des gueux lancer des bombes sur les dieux, et j’ai vu l’argent devenir odieux.
Et j’ai entendu des envolées lyriques au sujet de notre avenir et j’ai entendu la désillusion tomber avec fracas. On m’a appris à tendre le dos et j’ai appris à serrer les dents et les poings.
J’ai appris que pour savoir commander, il faut savoir obéir.
J’ai vu des gens traverser la vie sans savoir que d’autres y vivaient.
J’ai vu des révolutionnaires naître et devenir dictateurs, juste après avoir fini leur révolution. J’ai écouté des gens raconter leurs rêves et j’en ai vu mourir pour avoir rêvé. J’ai aussi vu des horreurs commises aux noms de dieux ou rois improbables.
J’ai vu des fous de guerre mentir pour envahir les pays d’autres fous et des milliers de femmes et d’hommes mourir pour ces mensonges.
Et maintenant, après avoir tant vu, tant entendu, tant cru et tant espéré, je ne sais toujours pas pourquoi ni comment, ni depuis quand nous sommes ce que nous sommes.
Ni jusque quand nous le serons, bien sûr.
Mais j’ai vu des femmes et des hommes aider leurs semblables, sans bruit, discrètement, sans espoir de retour.
Mais j’ai vu l’espoir de temps moins noirs naître dans des yeux d’enfants.
Alors, je n’ai pas perdu mon temps.

Pierre Humbert