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Exception de Pierre HUMBERT

Exception

En allant à la pêche par un matin ensoleillé, un pêcheur a vu un avion qui se reflétait dans l’eau. L’aéronef volait très haut. C’est peut-être pour cela que l’on dit « espion de haut vol ». En effet, le pilote de cet avion pouvait voir le pêcheur, et regarder sans être vu est, c’est bien connu, le propre des espions. Le soleil se levant, l’homme ébloui ne pouvait regarder le ciel, et ne voyait que le reflet de l’appareil dans l’eau.
Il faut bien admettre que voir un avion en regardant dans l’eau est un exploit peu commun, ces engins se déplaçant généralement en l’air ou sur l’eau, mais pas dedans. Ce qui a conduit le pêcheur à conclure qu’il était hors du commun. Il est cependant possible que le pilote ne l’ait pas vu. Dans ce cas, il ne pourrait plus être un espion, puisque ceux-ci voient tout.
A moins qu’il n’ait lui-même eu le soleil dans les yeux, ce qui expliquerait qu’il n’ait pas vu le pêcheur. A quoi servent alors les avions espions de haut vol, si un malheureux rayon de soleil suffit à les aveugler ?
Si le ciel avait été couvert, le pêcheur n’aurait pas pu voir l’avion dans l’eau, à cause des nuages. Le pilote, pour les mêmes raisons, ne l’aurait pas vu non plus. Il n’aurait donc pas été question d’espion de haut vol. Ni de pêcheur hors du commun, et ça aurait été dommage.
Il faut cependant tenir compte du fait qu’on ne peut pas être occasionnellement hors du commun. On l’est ou on ne l’est pas. L’espionnage, le soleil, la mer, les nuages, la pluie, la mer ou la pêche ne font rien à l’affaire. D’autre part, l’avion n’était peut-être même pas celui d’un espion de haut vol. Le pilote ne l’ayant pas vu, n’aurait pas pu savoir que le pêcheur avait vu l’avion en regardant dans l’eau. Comment aurait-il pu l’imaginer, d’ailleurs ?
Ceci n’influe pas sur la phénoménalité de l’amateur de distractions halieutiques. Car, ayant eu le soleil dans les yeux, et donc dû abaisser son regard, il a vu un avion en regardant dans l’eau. Ce qui est très rare. Il a donc rempli les conditions nécessaires et suffisantes pour être hors du commun. Bien entendu, il se connaissait déjà cette particularité. Au catéchisme on lui a appris qu’il était fait à l’image de Dieu. Ce qui, vous l’avouerez, n’est pas commun, ni même à la portée d’un quelconque quidam athée !
Il est donc hors du commun. Ce n’est pas de la prétention, puisque celui qui lui a enseigné cela était un prêtre, qui, par définition, et en principe, n’est pas là pour inciter au péché d’orgueil. Donc, c’est en complet accord avec les lois de l’église, qui sont, parfois, celles de la morale, qu’il doit assumer son statut d’être exceptionnel. Ce mot n’est pas exagéré, puisqu’il est exceptionnel d’être hors du commun.
Cette situation prodigieuse présente d’indéniables avantages, mais aussi – et peut-être surtout – quelques inconvénients quand, bien sûr, elle est connue. L’acharnement des moyens de communication de masse tels que bouche à oreille, ouï-dire, rumeur, presse écrite, photographiée, radiodiffusée, informatique, aéroportée ou télévisée n’étant pas, et de loin, le moindre.
Imaginez le pauvre pêcheur, assailli par des photographes, poursuivi par des caméras, cerné par les micros, les magnétophones et même par les carnets des représentants des journaux pauvres :
Tous ses gestes, tous ses propos traduits, parfois embellis, parfois déformés ou trahis, toujours approximativement interprétés. Sa canne à pêche, objet de ses soins attentifs, devenue l’objectif des chercheurs de souvenirs, et autres chasseurs de trophées. Il en est de même pour sa boîte de vers, son chapeau avec sa collection d’hameçons et de mouches, et même son tabouret pliant, son chien, sa femme ou ses enfants. L’ivresse glorieuse du début se transforme vite en gêne, en malaise, puis en crainte, et, pour finir, en angoisse.
Pour fuir cette célébrité envahissante, il doit se terrer dans sa cabane au fond du jardin. Ses rêves, avant cette aventure, n’étaient que calme, sérénité, voire amours et voluptés. Maintenant, quand, épuisé, il finit par s’assoupir, il fait d’horribles cauchemars : des micros cannibales le poursuivent, les yeux noirs et inquisiteurs des caméras le fouillent et le dissèquent en ricanant, tandis que des carnets le fouettent de leurs feuillets griffonnés, et que des paparazzis insatiables le poursuivent sur une musique wagnérienne. Il vit maintenant l’apocalypse !
Chaque matin, il s’éveille en sueur, épuisé, tremblant, craintif, jusqu’au jour de la fermeture de la pêche. Ne se livrant plus alors à sa passion, il ne lui est plus loisible de voir des avions dans l’eau et de ce fait, il ne fait plus l’actualité. Les médias le délaissent brusquement, pour s’intéresser à un autre phénomène, sans se préoccuper de savoir ce que va devenir celui qui les attirait tant.
Le pêcheur retrouve sa tranquillité, et peut vaquer en paix à ses occupations. Il peut enfin dormir et retrouver ses songes de paix et d’amour. Jusqu’au jour où, s’apercevant qu’il n’est plus au centre des préoccupations journalistiques, il croit n’être plus rien. Il s’inquiète, s’interroge. Il a l’impression d’avoir perdu toute consistance. Il plonge au plus profond du désespoir. Il se sent devenu transparent ce qui, reconnaissez le, est hors du commun.
Il redevient ainsi exceptionnel, (toujours sans prétention, bien sûr), et fort de sa récente expérience, il attend de pied ferme les micros et les caméras.
Hélas, il ne suffit pas d’être hors du commun, ni même exceptionnel, pour attirer les chasseurs de sons et d’images. Il faut (et il suffit) ETRE ACTUEL, à défaut d’être intéressant. Ces êtres démoniaques ont trouvé un autre objectif : un pilote d’avion espion de haut vol qui a vu un pêcheur se reflétant dans l’eau. Le pauvre pêcheur, un peu déçu quand même, est retourné à son anonymat, mais a, malgré tout, assez rapidement retrouvé la sérénité, grâce à son bon sens.
Dans les actualités, comme dans la vie, les serpents se mordent parfois la queue.