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Boulari de Pierre humbert

Boulari

Ce matin, vers 11 heures, la baie de Boulari était verte. Pas un vert habituel, non, plutôt un émeraude , comme celui d’une prairie de jeune herbe tendre, sur laquelle les crêtes des vaguelettes poussées par un léger vent de Sud Est joueraient à être des moutons.
Une drôle de lumière, un peu comme celle qui a dû annoncer au monde la fin du déluge, donnait un aspect irréel au paysage, comme dans ces tableaux sublimes de la Renaissance. Je suis sûr de n’avoir jamais vu de teinte aussi simplement étrange. C’est ça, étrangement, merveilleusement simple.
Le ciel était d’un gris léger, avec à peine, ici, où là, quelques touches de bleu tout juste assez grandes pour tailler une culotte de gendarme et, sur le mont Té, quelques nuages plus sombres, gonflés de promesses de pluie .
Deux ou trois mouettes, perchées sur la barrière de la route, étaient en admiration devant cette féerie. J’allais être un peu en retard, mais je n’ai pas résisté au plaisir de m’extasier avec elles, et nous avons, ensemble, silencieusement, joui du spectacle.
Dans cette anse, chaque jour, et parfois même chaque heure, la mer nous offre un décor différent , un instant d’un bleu sans fond reflétant l’insondable profondeur du ciel des Mers du Sud, l’autre rouge sombre, teintée par les terres minérales que la rivière Boulari charrie après les pluies sur la montagne des Sources.
Parfois d’un gris lourd quand le ciel est triste, parfois, quand l’océan est en colère, là-bas, de l’autre côté du récif, elle se pare d’une sorte d’étrange camaïeu de bruns ou de verts sombres.
Certains jours, le matin, très tôt, elle s’étale, paresseuse, encore endormie, immobile, translucide, un peu verte près de la mangrove, et d’un bleu divin jusqu’à Tina, là bas, sur l’autre rive.
A ces moments-là, depuis le faré du ponton, on voit des bandes de poissons , picots, mulets, daurades, relégués, quelquefois surveillés par un barracuda vorace, dont la présence n’émeut pas les crabes guerriers ni les bernard-l’hermite qui tracent leur chemin sur le sable.
Toute cette vie vaque tranquillement à ses affaires, et rit intérieurement en me voyant préparer ce que je crois être un appât et qui constituera son dessert, tandis qu’à la surface, de lents courants dessinent des arabesques voluptueuses
A la nuit tombée, les jours de pleine lune, les lumières de Nouméa, qui piquent d’étoiles les collines, en face, entre le Ouen Toro et l’îlot N’Dé, donnent l’impression qu’un immense paquebot croise près de nous, vers un monde mystérieux. La lune dessine sur l’eau noire un chemin de lumière qui invite à rejoindre les passagers de ce bateau magique.
Parfois, la rage des vents la transforme en furie, elle gronde, s’enfle, se creuse, se jette à l’assaut de la terre où elle s’écroule, fumante d’embruns, recule et repart, têtue et coléreuse, comme si son plus profond désir était la destruction de cette île qui lui barre le passage vers l’autre bout du monde.
Aussi vite qu’elle s’est fâchée, elle se détend, et revient caresser la plage, nous offrant toute une théorie de bois flottés pour se faire pardonner, puis, majestueuse, elle reprend le cours de son éternité.

Pierre Humbert