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BOSSER À L’ŒIL, de Roland Rossero

BOSSER À L’ŒIL monologue pour le théâtre de Roland Rossero

Douze heures d’affilée ! C’est reparti pour un tour ! Et c’est pas pour un jour quand je dis reparti, mais pour une nuit. De dix-huit heures à six heures du mat’ et vu que c’est l’hiver, c’est de la nuit noire de bout en bout. Et on se les gèle ce soir comme diraient mes collègues masculins… le pare-brise de la Clio oubliée sur le parking se patine déjà de givre et ça ne fait pas dix minutes que je suis en poste… Bon, je vais pas me plaindre, je suis habillée en conséquence avec des protections, blindée contre le froid et à la dernière mode. Le problème c’est que je suis dehors. Pendant les douze heures, sans bouger ou presque… mais bon dans mon métier, il faut être discrète, rester planquée. Quand on surveille, il faut se faire oublier si l’on veut pincer les fraudeurs. Et être vigilant comme…. comme un vigile ! Il n’y a pas d’autre mot !
Je peux pas parler de vocation, mais j’ai toujours su que je finirais dans cette branche… mes géniteurs m’ont engendrée dans ce but… j’étais faite pour ça… Alors quand j’ai été… formée, ils m’ont fait passer les tests auxquels j’ai été reçue haut la main. Mon premier boulot c’est ici et je vais essayer de durer le plus longtemps possible. D’accord, dehors c’est plus dur, mais je m’accroche et puis, par rapport aux autres employés, j’ai une situation… élevée… je suis la seule à faire ce boulot… un poste à responsabilités… ça ferait même des jaloux. De toute façon, c’est toujours la dernière arrivée qui hérite de ce poste, c’est la tradition. C’est sûr, de temps en temps, j’envie les copines plus anciennes, tranquilles au chaud à l’intérieur. Elles ont de la place, pas comme moi, obligée de rester dans une encoignure… pour épier… alors qu’elles, elles ont de l’espace, toutes les allées pour elles ! un Hypermarché… rien que le nom, déjà ça respire l’aire… spacieuse, la grande surface quoi ! eh j’ai du vocabulaire, faut pas croire, faudrait pas me confondre avec le garde-chiourme de l’intérieur avec son trousseau de clebs… trois clébards écumants au bout de la laisse, il traîne… il les suit plutôt comme un client avec son caddy et quand je dis Pluto… c’est pas des Mickeys, les molosses, rien qu’à les regarder, tu tétanises… Enfin, ils ne nous ont jamais aboyé dessus, les copines et moi… le meneur de meute, non plus. Lui c’est un taiseux qui marche comme ses chiens… tête de bouledogue, double menton, yeux chiasseux, front… National ! la copine qui surveille vers les toilettes – c’est une marrante – elle nous a dit comme ça qu’il se met en équilibre sur une jambe et lève l’autre pour pisser ! moi ça m’étonne qu’à moitié parce que quand on est lèche-cul comme lui… on vire toutou… bref, il fayote avec l’autre, son supérieur, celui qu’est dans le bureau vitré… à rien faire… à surveiller les surveillants… du second degré pas fatigant. Vraiment pas fatigant car, dans son bocal, il passe supérieurement son temps à roupiller ou à houspiller… quand il daigne lever une paupière lourde.

Moi, je dors jamais…. Pendant le boulot, je précise ! les copines, pareil !

Les dix copines de l’intérieur, elles sont employées depuis des années, elles sentent la retraite se pointer… pas comme moi qui suis là depuis seulement six mois… malgré ma jeunesse et mon inexpérience, elles m’ont adoptée tout de suite… l’esprit d’équipe, on sort du même moule… pourtant, j’ai piqué la place d’une des leurs en quelque sorte… mais, il paraît qu’elle était usée, elle faisait plus l’affaire… elle a été mise au rencard… un truc qui nous guette toutes…
En fait, celles de l’intérieur travaillent de huit heures du mat’ à vingt heures. On n’a que deux heures ensemble, mais ça suffit pour se connaître… un peu… pour échanger… avec notre système d’oreillettes. On a une messagerie aussi où on relate les incidents afin de les mettre en mémoire… pour les récidivistes…
Voilà, vous connaissez tout le personnel… Je ne suis pas mécontente de ne pas voir leurs tronches au deux beauf’… j’envie peut-être la chaleur du dedans, mais les copines, elles aimeraient bien faire des rencontres à l’extérieur… comme moi !
Il y a des jours, enfin des nuits, il ne se passe rien, on se fait tarir… mais certains soirs, c’est rock’n’roll. Le samedi soir, tiens ! …ah oui, parce qu’on bosse le samedi soir et le dimanche aussi… C’est du temps plein… par tous les temps… bref, souvent le samedi soir, il y a rodéo sur le parking, voire stock-car. Le pauvre clampin qu’est tombé en rade sur le parking, qu’a pas pu redémarrer, il a du souci à se faire !
Du style la Clio qu’est entrain de givrer, là-bas. Si elle reste jusqu’à samedi… quel jour on est déjà ? l’heure j’imprime sans problème, mais les jours, ils se ressemblent tellement tous… Bref, si ce soir, ils font mumuse avec Clio, c’est qu’on est samedi… Quand j’ai sorti ça aux copines, elles n’ont pas ri… mumuse ! Clio ! ça ne vous fait pas… non plus ? …faut dire qu’elles ont pas toutes été à bonne école… moi, je suis de la nouvelle génération, j’ai emmagasiné du programme culturel. Bon, revenons à nous blousons, c’est comme ça que je les ai baptisés les jeunes cascadeurs avec leurs bagnoles customisées au tuning pour faire croire qu’un moteur de 4 chevaux fiscaux, ça pète le feu… Bah, ils font pas trop de dégâts et puis un parking vide, faut bien que ça serve… Au début, pas habituée, je prévenais le gradé qui transmettait à l’autre Cerbère… ben quoi, un corps monstrueux avec trois têtes de chien à l’avant, vous appelez ça comment vous ? C’est logique… et pas besoin d’être mytho… Donc, dès l’alerte, l’autre sortait la bave aux lèvres et les babines retroussées, une image qui marche pour les quatre… il aboyait un coup, repris en chœur par les rottweilers… les jeunes, ça les faisait juste rigoler, ils embrayaient, leur faisaient un dérapage au ras des moustaches – les quatre en ont – et ils se tiraient. Le mafflu traînait un peu en les injuriant, me balançait à l’occasion un regard dédaigneux et allumait une clope, histoire de voir s’ils ne revenaient pas…

Moi, j’fume pas ! les copines idem !

Notre boulot, on prend ça au sérieux ! on n’a jamais été prises en faute à s’endormir comme le sup’… celui-là dans son bocal, il bouffe, il dort, bref, il compte sur nous et la nuit, surtout sur moi.
Avec le temps, je suis devenue plus cool… je le laisse roupiller… la dernière fois que je l’ai tiré des bras de Morphée – les copines m’ont étiquetée label hellène – c’était à cause d’un gars qu’avait pété une durite… à 20 heures passées, il voulait acheter une tétine pour son « gosse-qui-pleurait-vu-qu’il-l’avait-oubliée-chez-la-nounou-et-que-lui-divorcé-tout-seul-il-arrivait-pas-à-l’empêcher-de-brailler » ! Vu ce que le père gueulait, j’ai pensé qu’il y avait hérédité… bref, je le matais, il m’a vu et m’a balancé une bouteille de bibine en pleine poire… apparemment, hérédité croisée pour la tétine aussi ! j’ai esquivé d’une rotation ultra rapide du cou et j’ai réveillé le chef.
Pas content qu’il était, il devait rêver à une choucroute garnie, c’est pourquoi il lui a fourré le triple paq’ de crocs dans les pattes… le type a battu le record de traversée du parking… je le sais parce qu’il y a aussi des gamins qui viennent fait du skate-board en soirée. Et je peux vous dire qu’ils tracent… et bien, ils ne l’auraient pas suivi le père célibataire… je les blaire bien les gamins, ils s’éclatent, font du sport, rigolent… ils font du bruit, d’accord, mais on s’en fout, puisqu’on doit surveiller… le chef, il dort tellement profond qu’il faudrait plus que ces TGV pour le tirer des limbes… Trottinettes Grande Vitesse pour ceux qui n’auraient pas capté !
N’empêche que le balanceur de canette, il m’a fichu un torticolis, j’ai tourné la tête trop brusque… bref, bloquée, j’étais… j’ai attendu le matin, en me disant, ça va passer, mais le cabotin en sortant faire pisser ses dogues a remarqué ma rigidité… il a rien dit… moi non plus…

Je parle pas pendant le taf ! les copines identique !

Il m’a quand même cafté au chef et dans l’heure qu’a suivi, j’étais en salle d’attente avec des collègues, éclopées elles aussi, à guetter – déformation professionnelle – mon tour. J’ai remarqué des bosses, des déchirures, quelques pieds tordus, des yeux carrément crevés et une camarade coincée comme moi, mais dans l’autre sens… du coup, on n’a pas pu échanger… et puis ça a été mon tour… Un grand type en blouse blanche est venue me chercher et sans un mot m’a conduite dans une salle d’auscultation avec plein d’instruments sur des étagères. Il m’a plaquée sans ménagement sur une table et a commencé à me déshabiller. En moins de deux, j’étais comme le jour de ma naissance. Sans protection, vulnérable. Mon cou coincé et mon angle de vision restreint m’obligeaient à avoir le regard fixé sur le carrelage. Le type toujours aussi peu loquace a palpé mon cou sans douceur et je l’ai entendu se lever et aller chercher quelque chose. J’allais m’exprimer quand, j’ai senti qu’il me passait un liquide tiède et agréable sur la zone de mon torticolis. Après quoi, miracle, il a saisi ma tête et l’a faite pivoter sans douleur et sans problème. J’ai enfin pu voir son visage et le sourire de satisfaction qui s’y lisait. Je n’ai pas eu le temps de le remercier que, déjà, il m’avait rhabillée et reconduite en salle d’attente. J’ai fait un coup d’œil à la collègue avant de partir, mais vue sa position et mon éloignement, je ne sais pas si elle a compris que son calvaire allait bientôt cesser. Le soir même, je repiquais aux 12 heures…
Quand je dis que les copines m’envient pour les rencontres originales, moi c’est un peu pareil pour les clients que je n’observe pas ou peu… je les vois juste rentrer à toute berzingue avant que ça ferme et ressortir encore plus vite… pressés d’aller consommer la merde sous plastique qu’ils viennent d’acheter. L’équipe de jour voit bien que c’est la masse des plus pauvres qui laisse un max d’argent… comme au casino…. Pas la marque, mais là où les mêmes pauvres croient qu’ils pourront devenir riches… ça s’appelle pareil… casino… et ça fout les jetons ! C’est la fauche à grande échelle… côté entreprise s’entend…. Une fauche légale dictée par les marges honteuses, les promos pour gogos et l’exploitation des exploitations… agricoles. Du vol quotidien dans la poche du peuple avec la bénédiction des institutions… alors, les petits larcins d’étudiants, de petits vieux et de mères célibataires qu’arrivent pas à joindre les deux bouts du mois, c’est de la gnognotte… C’est eux, les proprios qu’ont commencé…
A ce qui se raconte, la conception même des premiers supermarchés fait froid dans le dos. Ils étaient conçus avec une légère pente pour que toi, pauvre client manipulé, tu puisses glisser facilement au fond du magasin avec ton chariot vide… et après au fur et à mesure de tes achats, ton caddy est de plus en plus lourd à remonter, donc tu t’arrêtes pour souffler et comme par hasard les produits à fourguer sont à la bonne hauteur… t’as dans les oreilles une musique lénifiante qui t’endort, te ramollit… et quand t’arrives aux caisses, tu peux plus résister à tes gamins qui ont dégarni les têtes de gondoles pendant que t’avais la tienne de tête tournée ailleurs et vidé les présentoirs à confiserie pendant que tu faisais la queue en cherchant ta carte de fidélité… Résister à une tentation pareille, c’est impossible… et c’est pas une jeune mère de famille enceinte de six mois avec un gamin dans les bras, un dans le chariot et l’aîné qui trépigne en hurlant qui veut un carambar qui peut s’y opposer ! Des fois, on doit regretter d’être obligé de manger !

Moi, pendant le turbin, je bouffe pas, les copines itou !

Depuis que je sais tout ça, j’ai arrêté de faire du zèle… je siffle plus Cerbère… je vais pas déclencher l’alarme pour un clodo qui cherche un abri ou des sans papiers qui viennent faire leur marché dans les poubelles… il y a toujours quelque chose à grappiller quand on est pas difficile… quand on crève la dalle… les gérants pourraient faire distribuer ça en fin de journée ou en début de nuit, je pourrais même surveiller les opérations… pour que personne soit léser et du coup, je me sentirais pas inutile… Les gens de la nuit, ceux qui errent souvent seuls avec tout ce qu’ils possèdent sur le dos ou dans une carriole… Il y en a même qu’ont récupéré des vieux chariots… l’atavisme de la consommation infecte tout le monde… Tous ces gens ressemblent à des gens qui sont morts… ils sortent la nuit, marchent comme des zombies, dorment dans des coins et dans des positions pas possibles… on dirait vraiment des cadavres au petit matin, on a l’impression qu’ils vont jamais se relever… Ce qui me ferait gerber si je pouvais, c’est de voir toute cette bouffe invendue, balancée aux ordures… même légèrement périmée, elle ferait des heureux… ben non ! il y a des préposés pour la rendre inutilisable… ils jettent de la javel dessus… c’est doublement dégueulasse !
Malgré la demi-journée de repos suivante, les 12/12 ça nous use prématurément… et puis, je sens qu’un de ces jours, une de ces nuits plutôt, je vais me faire pincer en flagrant déni de boulot… à force de détourner mon œil pour laisser faire… j’ai jamais été prise en faute… de temps en temps, je signale une peccadille pour donner le change… mais c’est facile de se faire virer… il y en a plein en attente… des plus jeunes, des plus performantes qui rêvent de nous piquer la place… ça arrivera, c’est certain !
Un jour, le royal canin et son sup’ nous réuniront, les copines de l’intérieur et moi, dans l’arrière du magasin inaccessible au public, et on les verra… elles attendront en rang d’oignons… des clones muettes… une douzaine de jeunes Coréennes… et on comprendra… qu’on fait plus l’affaire… on sera virées comme des malpropres, déboulonnées, sans un mot, sans indemnisation, sans ménagement…

Et l’on se retrouvera toutes entassées dans une poubelle… la vie professionnelle d’une CAMÉRA de surveillance, c’est court… devant la concurrence et les prix de l’Asie, on fait pas le poids… on est né ferraille et on retournera à la ferraille…

Avant qu’ils referment le couvercle, je me demanderai quel goût ça a, la javel…

Les copines aussi !

Roland Rossero, avril 2011