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Antoine, de Pierre Humbert

Antoine,

Nous venions d’emménager dans un bungalow, planté comme un rêve entre deux colonaires, trois cocotiers et un bourao, à trois ou quatre courtes brasses de la Mer de Corail, dans la baie de Boulari.
C’était en janvier, au cœur la saison cyclonique. Il faisait chaud et lourd en ce 20ème siècle finissant. Notre palais ne comportait aucune fenêtre, et, pour que l’incomparable lumière des Mers du Sud le parcoure, le constructeur avait installé dix sabords sur le pourtour de la pièce principale, qui se relevaient et s’abaissaient à volonté, à l’aide de bouts amarrés à des sortes de toletières fixées sur les madriers formant l’armature des minces cloisons de bois.
Grâce à cette ingénieuse installation, nous prenions nos repas, avec devant les yeux, le matin, le soleil éclairant joyeusement le mont Té de l’autre coté de la baie, à midi l’alizé faisant frémir les feuilles bruissantes des palétuviers de la mangrove toute proche, sur un fond de mer bleue où les courants dessinaient d’étranges arabesques, et, le soir, en admirant les lumières de Nouméa qui, en piquant les collines de points d’or, donnaient l’impression d’un immense navire croisant tranquillement sur l’eau sombre vers l’éternité.
Un matin, alors que les bols de café et de thé fumaient, près des tartines qui se réjouissaient de bientôt nous rassasier, une boule de plumes marron surmontant deux pattes jaunes se précipita sur le beurre, et se mit tranquillement à picorer, nous jetant de temps à autre un regard insolent d’un œil noir vif et rond.
Le premier instant de surprise passé, alors qu’amusés nous regardions ce curieux volatile opérer, il prit son vol et se posa sans façon sur la tête de Danielle, qui n’osa plus bouger, se demandant quelles étaient les intentions de ce sans-gêne.
Il émit un sifflement court, jeta autour de lui un regard de conquistador, et plongea derechef sur mes toasts avant que j’aie pu esquisser le moindre geste de protection, et se mit à piquer une miette par ci, un bout de mie par là, tranquillement, ne nous jetant que quelques regards, comme ceux un maître toisant ses serviteurs. A ce moment, nous avons remarqué, à une de ses pattes, une bague bleue, signe de son appartenance à un oiseleur.
Après s’être reposé quelques instants sur mon épaule, il se posa sur le bord de mon bol de thé, et y plongea son bec, qu’il retira très vite, le liquide chaud ne semblant pas lui agréer, puis d’un trait d’aile, s’ alla percher sur le bourao, d’où il lança quelques sifflements marquant sa prise de possession, avant disparaître.
Nous avons vite appris qu’il venait de chez un voisin, lequel élevait un grand nombre d’oiseaux en volières. Il nous expliqua que notre visiteur, merle des Moluques de son état, était un bagarreur impénitent, qu’il ne supportait pas la présence de ses congénères dans la même volière que lui, et qu’il avait dû lui rendre la liberté, pour préserver la paix !
Au cours des années qui suivirent, le merle, que nous avions baptisé Antoine, peut-être à cause de ses airs impériaux, ne manqua que rarement un repas, allant parfois au fond du plat de riz trier les grains pour y trouver satisfaction. Il était sans conteste chez lui, au point qu’il chassait les autres oiseaux tentant de faire leur nid sous les tôles du toit.
De temps à autre, quand, sorti de notre palace, je regardais le monde, il venait se poser sur ma tête ou mon épaule, me donnant parfois un léger coup de bec complice sur l’oreille, puis s’envolait et partait injurier un autre volatile intrus, qu’il chassait sans aucune vergogne, et revenait, satisfait contempler son royaume.
Un beau jour, nous nous sommes aperçus qu’il ne venait plus. Sa présence nous était si familière que son absence avait tardé à être évidente.
Son propriétaire ne l’a jamais revu. Je ne sais pas combien de temps vit un merle des Moluques, ni quel âge pouvait avoir notre compagnon emplumé.
Il est vraisemblablement maintenant au paradis des oiseaux, dont le portier doit avoir un mal fou à faire régner l’ordre, pour peu qu’Antoine, Merle des Moluques de son état ait décidé d’y établir son empire, ce qui est d’une évidence flagrante à mes yeux.

Pierre Humbert