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« Le Diable s’est bien amusé » de Francia Tissot

Terre violente

Publié à compte d’auteur, « Le Diable s’est bien amusé » de Francia Tissot est un récit fort, racontant courageusement plusieurs générations d’enfances maltraitées. Une histoire, hélas vraie, qui permettra à d’autres femmes de prendre la parole et la plume. Diablement dérangeant…

Après le ratage, sur le fond et la forme, du livre d’Endrix Pidjo, « Enfance meurtrie », ce n’est pas sans inquiétude que nous avons ouvert l’ouvrage conséquent de Francia Tissot. Si le premier passait allègrement à côté de son sujet avec une grande maladresse d’écriture, Francia Tissot, autodidacte elle aussi, livre un récit construit avec une écriture précise, évocatrice et pas du tout racoleuse. Tous les lecteurs qui achèteraient ce livre par curiosité malsaine et pour se repaître de passages croustillants en seront pour leurs frais. La forme est sobre et ces trois cents pages se lisent d’un trait. Une lecture qu’on ne pourra qualifier d’agréable car le sujet ne se prête guère à cet adjectif. Mais, sachez qu’il n’y a aucun pathos, seulement une immense émotion palpable dans ces lignes écrites sous le coup d’un trop-plein de non-dit. Même si l’on peut regretter un authentique travail éditorial qui aurait aisément gommer quelques fautes de rythme et quelques rappels historiques amenant des lourdeurs, le récit garde son intensité de bout en bout car il dit « vrai ». Et c’est en cela qu’il est bouleversant, doublé de plus par un fort pouvoir d’identification touchant tous les lecteurs, femmes et hommes confondus.

Inter Trois mères porteuses… de malheur

Comme l’a dit Jacqueline Sénès dans l’intitulé de son plus célèbre roman, la terre des colonies était violente et beaucoup de familles de colons, sans faire de généralité, en ont payé le prix. Après cinquante années de secrets, Francia a brisé le silence attaché à cette saga violente, ayant débuté avec son arrière-grand-mère d’origine vietnamienne, vendue à un homme blanc par sa famille. Il y a quarante ans de cela, elle avait rompue la spirale du malheur en quittant la Nouvelle-Calédonie, en mettant une barrière géographique et psychique pendant de longues années. Mais, la souillure restait, collait à sa peau malgré les douches répétées, malgré cette autre vie choisie avec des hommes gentils, des hommes que le Diable n’avait pas enchaînés par un pacte irréversible de turpitudes. Le récit ne cache rien de la rudesse de l’existence des pionniers, de l’hostilité de la nature, ni des joies simples liées à la cuisson de confitures parfumées, de la beauté d’un coucher de soleil, des jeux libres en brousse et de la bonté des hommes/femmes qui l’ont secourue dans ces terribles moments. Elle ne tait pas non plus les mariages arrangés sans amour débouchant sur la haine, les enfants non désirés que l’on abandonne, les coups quotidiens de marâtres méchantes, les viols conjugaux et les abus sexuels sur enfants, la lâcheté de ceux qui savent et ne disaient rien. L’auteure a longtemps cru que la répétition sur trois générations de toutes ces brutalités et que la banalisation de ces atrocités étaient normales. Trois mères porteuses de malheur confirmaient un atavisme pour subir à son tour. De plus, de tous temps, les bourreaux s’emploient à culpabiliser les victimes qui se taisent jusqu’à ce que les mots débordent. Francia Tissot ne pouvait plus les contenir pour tenir la promesse faite à sa fratrie de raconter leur enfance, pour dire la vérité à ses proches et pour se regarder en face. Habilement conseillée par des amis, cette publication soignée arrive au grand jour en imprimant l’indicible. Elle a écrit les mots pour le dire et nul doute qu’elle a fait là œuvre salutaire pour toutes celles et ceux qui souffrent encore aujourd’hui de la même manière. Le dessin de couverture montre les jambes d’une jeune fille en pleine course. Cette silhouette qui s’évade est à l’image de Francia Tissot qui a pu s’échapper des griffes du Diable, deux fois. La première fois en quittant ce Nord de la grande terre qui avait failli la détruire et la seconde fois en écrivant ce livre.

Rolross