NEGROPO rive gauche de Jerry Delathière Mar29

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NEGROPO rive gauche de Jerry Delathière

Vallée de Fonwhary (La Foa) ; Juillet 1878.

 

 

 

Les contours des collines alentour se faisaient de plus en plus nets. Le jour allait bientôt poindre. Il fallait y aller. Dressé sur ses étriers, le commandant Rivière jeta un dernier regard au creux de la vallée. Tout semblait calme. En contrebas, les toits pointus des cases se distinguaient vaguement au-dessus des arbres. Se tournant vers l’un des officiers qui l’accompagnaient, il souffla :

 Sergent !

 Mon commandant ?

Toujours à voix basse, Rivière interrogea :

 Le dispositif est-il prêt ?

 Tous nos hommes sont en place, commandant ! La vallée est totalement encerclée ! Les rebelles sont comme dans une nasse !

 Et Nondo ?

 Il est là, commandant… Juste derrière nous, avec ses gars. Il attend notre signal.

 Alors allons-y ! Brûlez-moi tout ça ! Et capturez-moi un maximum de ces lascars ! Quant à ceux qui sont armés ou qui résistent, pas de quartier !

Le sergent sortit de sa poche un sifflet de métal, le porta à ses lèvres. Un son aigu déchira l’aurore, auquel de grands cris firent aussitôt écho. De chacune des collines entourant la cuvette, des groupes de cavaliers s’élancèrent vers la tribu endormie. Par l’inclinaison du terrain, les chevaux pliaient les pattes inférieures, glissaient sur l’herbe humide. Au signal, les hommes de Nondo se lancèrent dans une course effrénée vers la vallée, doublant même les militaires. La quasi-certitude de faire des prisonniers semblait avoir décuplé leur ardeur au combat. Rivière l’avait promis, hier, au poste militaire : les femmes et les filles des insurgés seraient pour eux !

Bientôt, les premières flammes crépitèrent, les cases se mirent à brûler en dégageant une épaisse fumée noire. Les cocotiers se tordaient, leurs palmes se recroquevillaient en quelques secondes. Les bambous incendiés éclataient en coups sourds, faisant écho aux détonations des armes.

 

*

 

La vieille sursauta. Les soldats ! Vite, il fallait se sauver. Elle secoua prestement la fille endormie à ses côtés.

Siwé ! Fi ûdö ![1]

L’adolescente ouvrit péniblement une paupière. La vieille la tira par la main, l’entraînant vers l’extérieur de la case.

Fi ûdö ! Kê fado pwéré rö ![2]

Elles s’élancèrent dans la pénombre, vers le sentier qui menait aux falaises. Cette idée d’aller se cacher dans les anfractuosités rocheuses en cas d’alerte, la vieille y avait pensé dès le début des hostilités. Là-bas, personne ne viendrait les chercher ! Elles étaient maintenant bien engagées dans la sente herbeuse, courant à en perdre le souffle. La vieille devant, Siwé sur ses talons. Ce dernier bosquet là, à quelques dizaines de mètres… Il fallait coûte que coûte l’atteindre, le contourner. Elles seraient alors hors de vue des assaillants et n’auraient plus qu’à suivre le sentier. Un sifflement se fit entendre.

Aah ! Siwé !

La vieille s’écroula, une tâche de sang apparut dans ses cheveux grisonnants. Un caillou de fronde l’avait atteinte en pleine tête. Siwé se pencha aussitôt sur elle. La vieille lui attrapa la main, la serra fortement, souffla :

Karè ! Karè neye rö ! Fi ûdö örö ! [3]

Les yeux mouillés de larmes, la jeune fille se redressa et s’élança. À peine avait-elle fait une dizaine de mètres qu’elle se sentit brusquement happée en arrière. Une main vigoureuse avait empoigné sa chevelure, la jetant à terre avec force. Elle cria, voulut se relever, mais un pied énorme et sale lui écrasait la poitrine, la maintenant au sol. Une voix grave se fit entendre :

 Holà, Nondo ! Montre-moi un peu ta nouvelle prise !

Le sergent s’approcha.

 Jolie panthère que tu nous ramènes là, vieux brigand ! Allons, voyons un peu cela de plus près.

Siwé leva les yeux. Le visage du blanc était à quelques centimètres du sien ; Une haleine forte, imprégnée de tabac lui fit baisser la tête. Le militaire lui saisit brusquement le bras, la força à se relever.

 Allez, ma belle ! Viens avec moi, on va s’amuser un peu tous les deux !

Siwé criait, se débattait, essayait de se libérer de la poigne de fer qui lui meurtrissait le poignet. Tout en la traînant, le sergent souffla :

 Je te la ramène après, Nondo ! Va rejoindre les autres, là-bas !

 

 

À l’orée de ses quinze ans, Siwé ignorait tout des hommes. Sa jeune existence se limitait essentiellement à ce que sa grand-mère lui avait enseigné depuis sa plus tendre enfance. La vieille l’avait, en effet, recueillie après la mort de sa mère et s’était attachée à lui enseigner petit à petit tout le savoir qu’une femme de guerrier doit, un jour, maîtriser. Le tressage des feuilles de cocotier ou de pandanus, la confection des jupes, des colliers, la plantation des ignames, l’entretien des plantations et bien d’autres choses encore. La brute la projeta violemment sur la paille mouillée, s’affala sur elle, cherchant frénétiquement à lui écarter les jambes. La malheureuse hurlait, gesticulait à tout va mais rien n’y fit. Bientôt, au paroxysme d’une lutte inégale, une brûlure atroce parcourut son intimité. Elle hurla de plus belle.

À quelques mètres de là, Nondo, un rictus aux lèvres, tirait de petites bouffées de sa vieille pipe. La journée serait bonne ! Les prises étaient nombreuses. Oh, il s’agissait essentiellement de femmes, de filles ou d’enfants mais cela allait lui permettre de faire de nombreux cadeaux aux siens, là-bas, en pays xârâcùù


[1]. « Siwé, fais vite » (« dépêche-toi ! ») : langage ciRi, région de La Foa.

[2] . « Fais vite (dépêche-toi ! ), marche avec moi » (langage ciRi).

[3] . « Cours ! Cours, ma fille ! Sauve-toi vite ! » (langage ciRi).