Femme si belle de Nicolas Kurtovitch
Femme si belle
Femme si belle devenue vieille et malade
ses yeux levés elle veut vivre encore
ses yeux si grands ouverts comme s’ils pouvaient attraper
l’affection qu’il me reste à lui donner
lui dire l’impossibilité d’être chaque jour au plus prêt de son effroi
vivre ainsi assise comme fossile dans la glaise
n’est plus vivre
c’est moi qui ne puis assumer sa douleur
elle qui peut tout encore
ses yeux lancés au hasard n’ont plus la force d’embrasser
ni d’étreindre
agrippée au bras du fauteuil son corps à peine visible sous les châles
elle n’a plus rien à espérer
lui dire son silence son regard oppressant ses attentes de moi
demeure impossible
elle bave en mangeant
quoi ! l’essuyer d’un geste simple est naturel
par l’arthrite ses doigts transformés sont griffes fragiles
serrant le vide de ce qui reste
c’est tout juste si à travers quelques bruits
elle perçoit l’eau tombant en grosses gouttes du toit
cette voix de loin par le téléphone qui n’est déjà plus la sienne
est incompréhensible
de retour après une longue absence je reconnais à peine ses mains
quand elle m’agrippe le bras
il y a de la colère en moi
la voir ainsi qui n’est plus elle est insupportable
cette colère trop souvent présente quand je m’occupe d’elle
n’est pas contre elle
trop d’erreurs ont été commises
tout est insupportable
les rencontres les impossibles discussions
s’énerver pour un rien la faiblesse
cette nuit succède aux autres nuits
et rien ne vient pourtant modifier son sourire
en de rares occasions parce que le soleil
ou la présence d’une amie une visite espérée
elle est heureuse
je sais qu’il y eu des jours difficiles au cours d’années presque oubliées
même la naissance heureuse d’une petite fille ne libère pas ses jambes
elle demande exige même ça me révolte sur le coup
ensuite c’est si simple de faire
longues ses dernières années couchée la plupart du temps
longues comme ses tristes années de mariage
les draps sont tassés à ses pieds
à petits coups répétés de ses doigts rabougris elle les étire
là quelque part dans son cerveau sa mémoire la projette peut-être
au temps de sa beauté
femme si belle désirée par tant de jeunes hommes
je le sais une photo en noir et blanc simplement nous le prouve
le lit à l’hôpital une fois de plus
je le vois comme un navire sur une eau sale finissant de sombrer
il y a eu d’autres navires d’autres goélettes
lorsque d’une joie précipitée sa propre mère fêtait encore son mariage
d’îles en îles soleil éclatant sur sa belle peau rien à l’horizon
pour ternir cette joie
quelle quiétude lui reste-t-il
le vent aux arbres de la plage lui est interdit
Il y a dehors les oiseaux
frêles esquifs du vent un jour prochain ils l’emportent
en quelques mots notre monde se crée
des silences s’en suivent
nos vies sont sans bornes
Mère et enfant 1921/22 de Pablo Picasso
97 X 71 cm – Huile