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Condamné à perpétuité, de Claudine Jacques

Condamné à perpétuité (Recueil A l’Ancre de nos vies – Editeur Noir au Blanc)
Ah, papa — tu es venu me voir dans ma prison
condamné à perpétuité par une atroce maladie
Où est-il, me disais-je. Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ?
Enfin tu es là et tu me dévisages…
…Je ne te ressemble pas.

Chanson des Lépreux
Cila/Dréhu (Extrait)

Octobre joue de sa lumière blanche au travers des vieux arbres et des lianes languissantes. De l’herbe mouillée monte l’odeur sure des fruits tombés au vent, les relents âcres et sucrés – capricieux et subtils – des feuilles mortes ramassées en tas çà et là où moisissent les calices impurs des frangipaniers, la chair molle des alamandas. Il a plu cette nuit, une averse drue, bruyante, quelques gouttes glissent encore, rondes, sur les larges feuilles rousses des bouraos. Une brise de mer, si légère, berce sur l’eau une plate en alu près du débarcadère. Il fera beau pour la journée « Portes Ouvertes ». On a prié pour ça toute la semaine. Déjà dans un coin on installe une sono près d’un camion Coca-Cola qui lève ses vantaux. Une longue sœur pâle passe dans une robe bleue. Elle se dirige d’un pas glissant vers la chapelle, s’arrêtant en chemin pour attendre une vieille femme qui trébuche dans des chaussures de sport trop grandes. Les cloches ont tinté à plusieurs reprises pour l’office du dimanche, l’office que Monseigneur a honoré de sa présence, comme Monsieur le maire d’ailleurs.
Des cantiques s’élèvent et s’étirent. À caresser le ciel et les anges.

Lebel s’est mis un peu à l’écart, dans une encoignure. Mieux vaut être spectateur quand on a un visage comme le sien. Pas beau à voir ! Malgré l’habitude, la résignation, il n’a pu s’accoutumer à cette décomposition infamante, à cette bouillie, il fuit toujours les vitres et les reflets, évite les miroirs d’eau tranquille, l’inox de la bouilloire et toutes les surfaces polies. Et lorsque les regards se font insistants, il détourne la tête. Un reste d’orgueil. De sa main gauche il tâte parfois ce qui lui reste de reliefs, de peau morte, insensible mais évite d’y comparer son ancien visage arrêté à trente ans.

***

Pourtant en ce jour de fête, les souvenirs caracolent…
…C’est tellement simple une vie quand on est jeune ! Les vieux sont encore là pour montrer le chemin, avec les frères et les cousins. Le travail sur la station remplit les jours. On apprend à être heureux sans le savoir, de l’aube fraîche à l’odeur du soir. On ajoute les petits bonheurs les uns aux autres, on les empile sur un côté du cœur, bien rangés sur des étagères bordées de frises en papier journal, ribambelles de souvenirs dorés.
Puis un jour, parce que c’est comme ça, on se demande que faire de toute cette place vide, de cette moitié de cœur qu’il reste encore à combler, serait-ce la rencontre au bal de fin de semaine où l’on boit un peu trop, de cette jeune fille aux yeux baissés assise entre sa mère et sa sœur, jolie poupée bien sage, rose de porcelaine aux quinze ans déjà convoités.
Oui bien sûr. Alors secrètement on la réserve dans un regard volé où elle vous a trouvé beau, dans un sourire qu’elle n’a adressé qu’à vous. On en rêve. on retourne au village, on rôde dans ses pas ; on la croise, on lui parle d’un peu loin, sans l’effleurer, sans la toucher, sans la salir. C’est elle qui offre ses lèvres la première, et la vie comme sa bouche a le même goût de mangue mûre.
Le plus dur c’est d’en avoir oublié l’infinie douceur.

Lorsque la maladie lente et sournoise avait enfin arrêté sa progression, il était déjà vieux, enfin très fatigué. Ce n’est pas vraiment une question d’âge dans ce cas-là. Son corps avarié, meurtri, n’en pouvait plus de subir tant de déformations, de paralysies et d’amputations.
C’est la première pourtant qui lui avait coûté le plus, la première, sans doute parce qu’elle était volontaire ! Un frisson monte encore le long de son échine. La nuit était claire, fleurie d’étoiles, tout le monde dormait dans la vieille maison en torchis, il s’était levé sans bruit, aucune des lames du parquet n’avait gémi sous son poids, dans la cour les chiens n’avaient pas aboyé, rien ni personne pour arrêter son geste, et l’envie irrépressible de tout avouer, là d’un coup, de confier sa douleur, de parler. De raconter la lèpre, cette graine tombée en lui, au milieu de son sol, lorsqu’elle éclate, se développe, devient un petit germe blanc, bien net, bien dru, encore distinct de soi, un corps étranger qui dérange, que l’on sent à peine mais que l’on sent déjà, un fœtus nourri de son sang. Et l’angoisse lorsque de ce terreau fertile naît une pousse tendre, fripée, fragile qui grandit, s’infiltre toujours plus vivace, aspire les sucs nécessaires dans les vaisseaux, dans les artères, s’enroule autour des muscles et des nerfs. On la devine carnivore, sauvage et volubile, on croit la voir sous la peau, longeant des ruisseaux bleus, portant ses rameaux jusqu’au bout des doigts, se promenant jusqu’au cœur qu’elle emprisonne, s’infiltrant dans les poumons qu’elle comprime.
Il lui avait fallu rester fort malgré lui.

Accroché à l’un des poteaux de la véranda, flatté par un vent de terre qui lui portait le parfum de la brousse, il avait repris son souffle.
D’un pas lent et lourd, il avait gagné la boucherie qui jouxtait la maison, il s’y était enfermé. Depuis quelques mois il sentait que pesait sur lui un genre de malédiction. Il connaissait son ennemi mais refusait de le nommer. Par précaution ou témérité. Seul dans ses plaines, il ruait, se rebiffait, hurlait son désarroi. On eût dit un fou, un possédé. Le mal le rongeait. Il le savait incurable.
Toutes les histoires racontées aux veillées lui revenaient à chaque instant en mémoire. Pire était la nuit, lorsque ces êtres difformes aux visages menaçants, aux moignons couverts de chiffons sales l’appelaient en murmurant : Viens, tu es des nôtres maintenant, viens… Il se réveillait dans un bruit de crécelles, hagard, défait, mouillé de sueur et de peur.
Un marin chinois avait apporté la maladie, ou des prisonniers, ou encore… il y avait tellement de versions différentes ! On disait surtout qu’il s’agissait d’une punition divine. En accord avec le diable alors ! Ou bien fallait-il que ce Dieu-là lui explique ce qu’il avait commis de si répréhensible. Il avait cherché, s’était cassé la tête, torturé des heures durant, aucune de ses actions passées ne lui avait semblé assez basse pour mériter un tel châtiment.

Désespéré il avait saisi le hachoir carré, contemplé longuement sa main, à hauteur des yeux comme une marionnette, évaluant mentalement ce qu’il ne pourrait plus faire avec, puis l’avait coincée sur le billot de bois, deux doigts dessus bien à plat, trois doigts repliés sur la tranche ; il avait levé le hachoir — le courage était venu avec l’idée qu’une fois la mutilation accomplie tout serait à nouveau comme avant — l’avait laissé tomber pendant que son corps tout entier criait, un long hurlement silencieux. Personne autour de lui ne pourrait voir ses doigts crochus, déformés qui se rétractaient, se raidissaient, il éviterait la honte, trop forte, et le regard terrorisé des siens. Un accident, ce ne serait pour tous qu’un accident sans conséquence. Deux doigts en moins pour l’espoir en plus, la propriété au jour le jour, sa jeune femme et ses deux petits, plus un autre à venir, toute cette terre à pétrir, tous leurs projets. Il s’y était repris à deux fois, puis avait vacillé, s’était assis contre les tôles, la main serrée dans un torchon.

Là seulement il avait pleuré.

Aujourd’hui, il n’a plus de main gauche, plus d’avant-bras, plus d’orteils au pied droit. Mais ce n’est pas aussi grave qu’en ce temps-là. Il s’est… accommodé.

Quand il avait compris que les deux doigts n’étaient qu’un acompte sur le prix à payer il avait pensé à la contagion. Être infirme était une chose, transmettre la vermine à sa famille, il ne pouvait l’admettre sans trembler. Mais en même temps, empêtré dans son mensonge, il ne pouvait plus avouer ce qu’il était devenu. Alors il avait songé à partir, à fuir le plus loin possible.
Où peut-on se cacher sur une île ?
Il songea à pénétrer la Chaîne, à s’y terrer comme un animal, à vivre de cueillette et de chasse. Fils de ce paysage, il savait la nature, ses saisons et ses coutumes, les abris de forêt, le secret des grottes, les sentiers dessinés sous les fougères, les empreintes, les boucans et les signes, il aurait survécu mais il eut peur de l’infinie solitude qui précéderait sa mort, alors il écouta une petite voix qui lui parlait d’exil, d’espoir et de guérison.

Le temps lui était compté, il lui fallait faire vite car la justice divine continuait son œuvre inexorable, il savait désormais qu’il expiait des fautes inconnues, plus lointaines peut-être que sa propre vie, et se révoltait encore quelquefois. Aussi continuait-il, la rage au cœur, entreprenait des tâches nouvelles, organisait la station en runs, achetait du bétail, incitait sa femme à s’engager dans la gestion au détriment des travaux ménagers confiés à une jeune bayou guère plus âgée que son fils aîné.
Le pire était l’absence de douleur. Un entracte sordide. Mais il se guettait, à l’affût de ses propres faiblesses : un jour sa jambe l’avait lâché en descendant de cheval, il s’était retenu de toutes ses forces aux étriers, s’était inventé une entorse, un tour de reins. Pour lui. Pour espérer encore un peu. Pour les aimer tous les quatre, les regarder sourire, bouger, parler et s’alourdir de souvenirs.

Il avait tenu six mois, le temps de rembourser les dernières traites qui pesaient sur la station, de faire venir de Tamoa le seul de ses frères encore célibataire. Les enfants auraient leur oncle comme tuteur, leurs biens seraient protégés, et peut-être que sa petite femme, sa blonde, son irlandaise… les nuits sont si longues en brousse. Oui, il avait essayé de tout prévoir en dehors de lui. Même l’incroyable. Rien ne changerait vraiment sur la station.
Alors seulement il était parti jusqu’à la route territoriale, sans prévenir, sans se retourner. Il y avait laissé son cheval, avait regardé une dernière fois les barrières en fils, le portail construit de ses mains, la touque à courrier, et ses initiales gravées dans le bois et sur le cuir de la selle, autant d’échardes dans son cœur à vif.
Cet instant fut une fin. La fin de tout.

Une carriole brinquebalante s’était arrêtée et quelques minutes plus tard il avait installé sa lourde carcasse sur le bois d’un siège patiné par la crasse, aux côtés d’un vieux métis sourd comme un pot aussi sale que l’énorme truie Tonkin qu’il descendait livrer à Nouméa.
L’homme l’avait laissé à la Vallée-du-Tir, à la nuit.
Il avait bu jusqu’à tomber dans tous les bars de la rue, avait fui les avances d’une grosse fille réjouie, s’était effondré lourd de vin et de peine au pied d’un flamboyant noueux. Ivre mort.
Mais au matin, les jambes bien assurées et le chapeau en arrière, il était à la Flotille, prêt à embarquer pour l’île des Lépreux.

Ce jour-là un vent qui venait du sud verdissait, de jade en céladon, l’océan bavard. De petites vagues courtes et rapides frappaient le débarcadère où ils avaient accosté une heure plus tard. Des hommes et des femmes attendaient la navette, les uns sans jambes, les autres sans bras, tous défigurés, grotesques, le nez rongé, troué parfois en profondeur, les oreilles et la bouche gonflées, ils s’étaient pressés autour de lui pour l’accueillir, le toucher mais surtout pour se montrer tels qu’ils étaient, une façon désespérément cynique de le provoquer. Lui s’était raidi, avait crié des insultes à ce monde tellement laid qu’il en était obscène, plongé pour de vrai dans le cauchemar de ses nuits et s’était enfui en courant vers l’infirmerie.

À onze heures on lui avait donné un quart désémaillé, une assiette en zinc cabossée, une fourchette tordue – les couteaux de cuisine servaient à chacun, à tour de rôle – et montré un abri précaire qui servait de cantine.
Devant lui une gamine s’était brûlée la main en voulant saisir un morceau de viande sur une grille de fortune. Elle restait là, sans réaction, au-dessus de la flamme avide qui lui léchait les doigts. Une femme avait crié. C’est peut-être à cet instant que la compassion l’avait touché, même s’il convient de dire que le mot est un peu fort.

Combien d’années d’exil depuis ce jour maudit ?
Des dizaines ! Les premières sur l’île, si désespérées, à essayer de sauver sa peau – oui, il sourit, bave, fouille un mouchoir dans sa poche, essuie la salive qui coule de sa bouche jusqu’à son cou, sauver sa peau, c’était bien l’expression qui convenait – toujours à guetter la moindre tache rose, à dépister les zones insensibles. Il enviait presque ceux qui développaient des nodules, se couvraient d’excroissances violettes. Chez lui la maladie était insidieuse, silencieuse, elle œuvrait en cachette et le rongeait de l’intérieur.
Les jours se suivaient, identiques, et l’ailleurs n’existait plus que dans le secret de son âme. Trop souvent allongé sur son lit de fer dans d’ignobles courants d’air, immobile, désœuvré, il pactisait avec l’ennui et la désespérance.

La léproserie connaissait l’isolement de la honte, gardée de jour comme de nuit par des surveillants austères et leurs chiens, la baie de Ducos n’était visitée que par la baleinière de l’Administration apportant des vivres, des médicaments, des journaux, parfois des colis et des lettres pour ceux qui n’avaient pas été tout à fait oubliés. Son passage hebdomadaire rythmait le temps de l’hospice.
Une vie monotone, une attente sordide, une mort à petits pas dans un écrin de verdure où planait pareille à une buse qui cherche sa proie la menace de la grande faucheuse.
Que pouvait-il arriver de pire ?
Que la paillasse soit pourrie de punaises et de puces, que la nourriture soit souvent mauvaise, que l’eau des citernes soit croupie, le vin offert au compte-gouttes. Cette réalité ne touchait plus personne. Certains vieux, qui avaient connu l’enfer de l’île aux Chèvres, bénissaient le ciel. Parfois pourtant, quand le ras-le-bol était à son comble, les lépreux élevaient un manou rouge en drapeau au milieu de la cour, une façon de montrer leur révolte dérisoire.
Malgré l’entraide réelle, quasi permanente, et la conviction d’appartenir à la même communauté de douleurs, des querelles éclataient, souvent violentes, pour des futilités. Dans le bâtiment des femmes cela se réglait en crêpage de chignon, dans celui des hommes en bagarre rangée. L’alcool souvent en était la cause, arrivé sur l’île en fraude, revendu en contrebande, il aidait certains à se sentir plus forts, et c’était le moins grave car à vivre dans l’urgence et la peur, le cœur de ce petit village cerné de goyaviers battait aussi de haine, de jalousie, de rancœur chacun y ayant apporté le meilleur et le pire. Des couples s’étaient faits et défaits malgré tout, on y vivait des drames, on maltraitait des enfants solitaires, on volait leurs rations de lait. Outré, lui, René Lebel, s’était à plusieurs reprises opposé à ce genre de tyrannie. Il avait donné du poing et de la voix. Et puis, poussé par sa révolte, il avait pris en charge le maigre cheptel de la léproserie et s’y était investi parce qu’il fallait bien continuer à croire en quelque chose, n’est-ce pas et oublier le découragement, terrible, la lassitude et l’envie toujours présente d’arrêter sa propre bataille, de se faire la belle.

Pour aller où ?

Une fois, une seule, il avait tenté de se suicider avec des médicaments trouvés à l’infirmerie. Il avait été sauvé in extremis par Soliloque, un homme des Loyauté qui l’avait tiré, poussé, roulé, malgré son infirmité, du verger à la plage et lui avait fait boire de l’eau de mer jusqu’à ce qu’il vomisse tripes et boyaux.

René lui en avait voulu d’abord, puis s’était résigné. De cet événement était née une amitié difficile, grave, essentielle, rare. René le broussard, Soli l’indigène, deux mondes se croisaient dans le malheur. À croire que la maladie est un pays où tous les hommes sont égaux !
— Ah ! Soli, murmura René Lebel, d’une voix morne. Le temps est bien long depuis ton départ. Quelle idée d’avoir voulu débrousser ton champ en plein soleil ! Dans ton état ! On aurait pu durer encore, tous les deux.

Il revoit le visage ravagé de son compagnon, ses membres coupés, les prothèses qui le faisaient souffrir. Et pourtant ils avaient tout essayé, du Bleu de Ducos aux traitements radio-électriques. La décomposition avait continué. Infamante. L’espoir et l’attention étaient revenus en 40 avec les Américains et les Néo-Zélandais, ceux-là ne considéraient pas la lèpre comme une punition mais comme une véritable maladie. Ils avaient apporté des médicaments et des vivres en abondance. Une certaine euphorie s’était emparée de leur colonie. On avait noté des améliorations.
Lorsqu’enfin l’association de plusieurs antibiotiques s’était révélée efficace pour stopper la maladie et les risques de contagion, ils avaient crié leur joie puis s’étaient regardés de leurs yeux sans cils, comme pour se jauger, se voir tels qu’ils étaient vraiment, si loin d’une apparence humaine.
René s’était mesuré dans les yeux de Soli.
En tremblant il lui avait dit :
— C’est pire encore.
Soli n’avait pas répondu.
Il avait cru bon d’ajouter :
— Nous sommes guéris mais…
Soli le regardait sans un mot, sans un geste.
— Nous ne sommes plus des… hommes.
Le dernier mot s’était perdu dans un sanglot.

Longtemps après, il l’avait questionné :
— Tu vas rentrer chez toi ?
— Toi, que vas-tu faire ?
Le cœur déchiré, il avait répondu :
— Crois-tu qu’on m’attende encore ? Je n’ai pas de nouvelles. Sont-ils vivants, sont-ils morts ? Je suis parti comme un voleur pour leur laisser une chance. Ils ont dû la prendre. Je n’ai plus aucun droit sur leur vie. Mais j’aimerais revoir ma… terre, une dernière fois, sentir l’odeur du basilic sauvage foulé par les sabots de mon cheval. Pauvre fou que je suis, mon cheval est mort depuis longtemps… Je suis condamné à vivre ici.
Puis se reprenant :
— Et toi ? Toi, tu peux repartir chez les tiens. Ils te savaient malade. Ils te verront guéri.
— Tu sais bien que ma femme est morte au lazaret de Cila un an avant mon arrivée ici. Mes enfants sont vieux déjà. Pourquoi courir après le passé. Je suis encore un homme libre, malgré ce que tu en penses, j’ai mon champ d’ignames et personne ne me dévisage.
Il avait fait une drôle de grimace et ajouté :
— À part toi en ce moment.

René avait senti la colère gronder en lui :
— Tu disais qu’il ferait bon retrouver l’ombre douce de ta case, ta tribu, le sable si fin des plages !
— Tu me parlais de tes chevauchées dans l’herbe rose.
— Tu pleurais tes couchers de soleil sur l’horizon.
— Notre soleil est le même, le tien, le mien, ici, là-bas.
— Tu disais, je suis chef dans ma coutume. Un jour je reprendrai ma place.
— Est-il bien nécessaire de toujours vouloir prouver que l’on existe ?
— Tu hurlais ta douleur d’être seul ici.
— Comme toi, mon frère, comme toi.
— Mais alors…
— Tu restes. Je reste.
Il avait aboyé :
— Pourquoi ?
Mais il avait compris.
Une hargne farouche s’était emparée de lui, un reste de l’orgueil qui l’avait mené à fuir tant d’années plus tôt.
— Je n’ai besoin de personne, tu entends, de personne. Comment peux-tu imaginer une seconde que je puisse avoir besoin de toi, mais tu t’es vu. Ce n’est pas parce que tu m’as sauvé la vie…
D’un mouvement d’épaule il avait jeté Soli à terre, Soli qui avait hurlé de douleur lorsque ses moignons à vif avaient heurté les graviers du sol.

Il s’était immobilisé, stupéfait, puis s’était sauvé, plus honteux qu’à aucun autre moment de sa vie, partagé entre deux envies contradictoires, que Soli quitte au plus tôt l’hospice, qu’il ne l’abandonne pas à sa terrible solitude.

Soli était resté.

Ensemble ils avaient vécu la réhabilitation de la lèpre. Des journalistes de la France Australe étaient venus les interviewer. Il y avait eu des émissions de radio sur le sujet. Soli avait beaucoup parlé. René s’était tu. Soli s’était laissé prendre en photo. René s’était caché.

En 1958 le sanatorium était devenu le Centre Raoul-Follereau, les voitures ralliaient désormais Ducos par un pont construit à la Dernière Chance, l’eau courante était arrivée par la route avec l’électricité, le confort, des bâtiments rénovés, du matériel neuf et même un restaurant.
Dans le même temps le nombre de cas avait considérablement diminué grâce au dépistage mais le bacille de Hansen résistait encore dans quelques tribus isolées, dans quelques villages perdus.
De nouveaux arrivants, des jeunes souvent, franchissaient en ambulance des grilles que l’on ne fermait plus. Les malades – on ne disait plus les lépreux – restaient rarement plus de six mois. La lèpre, prise à temps, se guérissait sans trop de séquelles.
Elle ne défigurait plus. Ne mutilait plus.
Et puis il y avait ces journées d’information, appelées journées « Portes ouvertes » où l’on recevait des gens de l’extérieur.
Comme aujourd’hui.
« Portes ouvertes »… porte ouverte…

Allons bon ! Il sait bien que sa prison est devenue son refuge. La guérison tant espérée, la liberté tant attendue sont arrivées trop tard. Installé dans sa retraite, guéri mais tellement abîmé, il se répète chaque jour, avec une conviction qu’il sent s’effilocher de plus en plus :
— Mon gars, tu n’es pas si mal ici. Tu as fait le plus dur.

Peu à peu les voitures envahissent les allées, se garent sur la pelouse, près de la serre où des bénévoles vendent des plantes, des nattes, des manous, des brochettes, du riz et du bami dans des barquettes en plastique.
Lebel se secoue pour rattraper le réel.
Une odeur de viande grillée se propage jusqu’à lui, lui rappelle, lui rappellera toujours le bras brûlé de la petite fille.

Un enfant court après un ballon rouge, dérange un parterre de papillons blancs posés autour des flaques, rit aux éclats dans cet envol de fleurs tendres, traverse le petit chemin, monte sur les marches de la véranda, s’arrête à ses pieds.

Lui, gêné, reste immobile sous le chapeau qui l’abrite.
Petite bouille ronde et cheveux à pic, le gosse, guère impressionné, questionne :
— Tu viens jouer avec moi ? Tu as des pièces ? J’ai soif, je veux un Coca.
Il ne sait pas quoi faire, le vieux, alors il marmonne :
— Hum, hum, comment tu t’appelles ?
— René.
— Ah ! hum, hum, René comment ?
Le jeune garçon répond d’un trait, de sa voix claire :
— Ben, René Lebel, comme mon grand-père.

La vie, elle a encore un goût de mangue.

Avril 1999